Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/07/2006

Où est-elle?

Une extrait, semble-t-il très connu, de La Reine Albemarle ou le dernier touriste de Sartre, trouvé sur un forum de discussion sur Venise, suggère une piste croustillante quant à la disparition du panneau manquant:

«(…) Carpaccio, peintre assomant de scènes religieuses auxquelles il ne croit pas. La Présentation de Jésus au Temple. Oui, c'est bien peint. Et après. Ennuyeux de fausse noblesse, de mouvement conventionnel. Heureusement il y a le Carpaccio de Sainte Ursule. Très assurément pédéraste. Car enfin sainte Ursule ne paraît guère. On perd en temps fou à nous montrer une ambassade, sa réception, son retour, les noces. Et puis, on précipite les choses, on nous montre enfin la sainte, après un tableau médiocre où elle est endormie, mais c'est pour la faire massacrer. Par contre, quel bonheur il a de peindre les cuisses bien moulées, les cheveux d'or des compagnons de la loge et leurs ravissantes petites fesses. Haine de la femme. C'est cet amour des hommes qui fait la beauté des tableaux, leur humanisme. »

Carpaccio a-t-il tout simplement affreusement raté sa Bethsabée? a-t-il chargé un collègue ou un élève d'un morceau qui l'ennuyait? a-t-il procrastiné si longtemps que finalement le ou la commanditaire a cessé de lui réclamer la partie manquante? s'est-il arrangé pour détruire ce morceau qui lui faisait honte, s'introduisant dans le palais où il se trouvait au cours d'un pseudo-cambriolage, ou a-t-il attendu la vente des biens du propriétaire à la mort de celui-ci pour racheter sa peinture et la découper tranquillement?


Voir le forum de discussion à propos des «Deux Vénitiennes» sur le forum-Venise .

18/07/2006

L'ennui

medium_2845341466.08.MZZZZZZZ.jpg
L'ennui, avec la peinture, c'est qu'on peut rêver sur elle, mais qu'elle, elle ne rêve pas. «La peinture me fait faire ce qu'elle veut» disait Picasso. Ce qui signifie: grande disponibilité du peintre et VOLONTE de la peinture.
Si on oublie ça, on s'égare et c'est ce qui est arrivé à Edouard Dor dans un essai qui vient de paraître, «L'ennui des deux vénitiennes (sur un tableau de Carpaccio)». C'est une étude, puis une divagation, sur une peinture, de Carpaccio donc, datée de 1495, et déjà très souvent commentée: «Deux dames vénitiennes».
Ce n'est pas un texte de spécialiste, mais d'amateur éclairé et sensible. Il analyse finement la peinture à partir des éléments visibles, personnages, animaux, objets, mouvements et regards. Sans oublier aucun détail, croit-il. Sans négliger aucune hypothèse, sauf la bonne. Et c'est ainsi qu'il en arrive, à la fin du livre à des phrases comme: «Le message de [Carpaccio] est simple: ce sont les femmes qui sont le plus aptes à nous indiquer les pistes pour tenter de lutter contre l'aliénation de l'être, contre l'absurdité de notre vie.» ou «Pas de larmes, pas de sang, pas de gestes dramatiques, pas même de tristesse: il ne s'agit que de l'être et de son inéluctable et incompréhensible disparition…»
La méconnaissance des lois et de la «volonté» de la peinture fourvoie Dor dans un contre-sens radical. En effet, nous allons découvrir que les «Deux dames vénitiennes» racontent une histoire pleine de larmes, de sang et de drames!



Le panneau vide

L'étude des «Deux dames vénitiennes» a passablement progressé en un siècle (depuis John Ruskin), en particulier grâce à une découverte faite en 1963, lorsque le panneau supérieur du polyptyque de Carpaccio a été «retrouvé» au musée John Paul Getty de Malibu sous la forme d'un tableau qu'on pensait autonome, intitulé «Chasse sur la lagune». (voir ci-dessous). Cette peinture avait longtemps intrigué à cause d'un détail troublant: une fleur de lys, semblant surgir de la lagune, en bas à gauche du tableau, à peine visible ici.
Lorsqu'on a superposé les deux panneaux en 1999 au Palazzo Grassi, le lys revenu de Malibu retrouvait pour la première fois depuis des siècles son vase resté à Venise.



Il semble aujourd'hui avéré que le panneau des «Deux dames vénitiennes» faisait partie d'un polyptyque profane, peut-être un meuble décoré, constitué d'au moins quatre parties articulées. Les deux dames devaient se trouver à droite, avec, au-dessus, la peinture de Malibu, alors qu'à gauche il devait y avoir leur pendant symétrique dont on aurait perdu toute trace.
Dor propose en esquisse une reconstitution possible des quatres panneaux qui composaient l'œuvre de Carpaccio à l'origine. Cette proposition repose sur son analse des éléments visibles et sur l'idée que les deux dames, dont on ne saurait ni qui elles sont ni ce qu'elle font là, s'ennuient.
Je passe sur les détails de sa démonstration, très agréable à lire; sa conclusion est que Carpaccio aurait tenté une première: peindre l'ennui. Non pas un banal désœuvrement, ni tout à fait le spleen (il fait une comparaison avec une compositon «similaire» de Caillebotte) ni le blues (il fait de même avec un Hopper), mais un ennui anodin, terrible, mortel: ces dames s'emmerdent.

Dans son esquisse, Edouard Dor, emporté par sa rêverie sur l'ennui supposé de ces dames, suggère donc que les panneaux de gauche aient pu être quasiment vide:


Il manque quelque chose

Face à cette esquisse, un spécialiste pourrait peut-être démontrer qu'une telle composition était impossible en 1490 ou 95, mais surtout, n'importe quel peintre «sentira» que ça ne tient pas. Il manque quelque chose dans la partie gauche.
D'un point de vue «esthétique», la proposition est plausible, bien sûr, surtout avec un œil «dix-neuvièmisé»: rêverie, tension, psychologie. Dor fait de Carpaccio une espèce de proto-romantique, empêtré dans ce qu'il appelle avec délice la «pesanteur existentielle». Mais Carpaccio, l'aurait-il voulu, n'aurait pas pu peindre ça comme ça, et l'aurait-il pu, la peinture n'aurait pas voulu. La peinture n'a rien à voir avec l'esthétique, avec la psychologie, avec la «pesanteur existentielle».

Que manque-t-il alors dans cette parte gauche? «Quelques animaux, voire quelques objets ou de petits meubles», comme le suggère Dor? Je propose spontanément, ingénument: une femme, nue.
Dor relève joliment que les deux femmes assises incarnent le cycle de la vie: une jeune fille, pure (collier de perle), habillée de jaune, et une femme âgée, penchée, un peu matrone fatiguée, habillée de rouge (soleil couchant). Il manque donc bel et bien quelque chose. Les «âges de la vie» sont toujours représentés en trois figures: matin, midi, soir. Entre la jeune fille et la matrone, comment ne pas voir qu'il manque une femme à son midi, représentée dans la splendeur de sa sensualité, disponible, offerte, nue évidemment. – Les deux chaussures à semelles surcompensées, abandonnées au pied de l'enfant qui passe sous la balustrade sont à elle, bien sûr.

C'est moi qui fantasme? qui projette? La peinture fait faire au peintre ce qu'elle veut. Je me propose, pour mon plaisir et votre instruction, d'en faire la démonstation en retrouvant le véritable sujet des «Deux dames vénitiennes», en expliquant le chemin qui m'a fait parvenir à le découvrir (à partir de l'observation de la peinture et de la description d'Edouard dor, qui se révéle très utile, quoique inachevée), puis de fournir, gracieusement, une preuve à l'appui de ma thèse, grâce à la contribution non d'un historien, mais d'un peintre. (C'est d'ailleurs tellement évident que je veux bien être pendu si ça n'a pas été découvert avant moi, merci de m'éclairer à ce sujet –Dor n'en mentionne rien en tout cas.)

Tout est là

Vieille histoire, lettre volée, Dor donne lui-même tous les éléments pour découvrir la vérité, sauf la vérité. Il ne peut ni ne veut la voir, aveuglé par sa propre «pesanteur existentielle».
Il donne avec précision un catalogue complet des éléments visibles de la peinture, que je transcris ici: «deux femmes, deux chiens, deux oiseaux «qui marchent» (la paonne et la perruche), deux oiseaux qui «volent» (les tourtrelles), deux végétaux [(le myrte et le lys)], deux vases, deux chaussures abandonnées. […] le jeune garçon, le fruit et la lettre.» Il note au passage le caractère «féminin» des éléments qui vont par deux, puis l'unicité et la mobilité des éléments «masculins».
Il note également que la découverte du panneau de Malibu permet de situer la scène dans un paysage plus large, où l'on voit, comme le titre l'indique, une scène de chasse (au canard?) dans la lagune, et qui nous rend une capitale fleur de lys.
Dor résume les principaux symboles. Colombes: amour du couple, paonne: immortalité, perruche: fidélité, chiens: mort et fidélité, le lys: pureté (et c'est la fleur que l'ange Gabriel apporte à Marie dans la plupart des Annonciations), le myrte: il est consacré à Aphrodite, le fruit, si c'est une pomme: tentation, si c'est une orange: ardeur du couple, si c'est une grenade: fertilité, en tout les cas, le fruit est posé sur la balustrade, c'est-à-dire dans une position précaire.
Que fait-il de tous ces éléments? Il décide, par un coup de baguette magique qu'il s'agit de leurres, de poudre aux yeux! qu'il faut masquer, aux prudes yeux de l'Eglise, le véritable sujet de la peinture: l'ennui mortel!

Une nouvelle

Tous les éléments du tableau, animaux, plantes, chaussures signifient l'amour, le sexe, le couple, la fertilité. Et tout ça serait de la poudre aux yeux. Pourquoi Dor en arrive-t-il à cette hypothèse? parce qu'il observe que les deux dames ont l'air absentes, dans le vague, pas concernées, qu'elle font carrément des têtes d'enterrement.

La question, le mystère du tableau, est alors la suivante: s'il y a une nouvelle (la lettre, le petit messager) et une histoire de cœur (oiseaux, myrte), et même peut-être un enfant à naître (lys, fruit), s'il y a donc annonce d'un «heureux événement», qui cela concerne-t-il? et pourquoi les dames qu'on voit, et que ça pourrait concerner, tirent-elles cette tête?

Mon hypothèse: elles ne s'ennuient pas, elle SONT ennuyées. La plus jeune tient un mouchoir enroulé autour du pouce: complication. La plus âgée a les mains prises par deux chiens: un lévrier qui tire sur sa laisse (enroulée autour du pouce ici encore) et un petit bouvier qui lui donne la patte et fait le beau: conflit.
La bonne nouvelle pourrait-elle être fâcheuse?
Et si c'est le cas, pour qui? pour la plus jeune, en haut du tableau? peu probable, le collier de perle qu'elle porte autour du cou signifie qu'elle est vierge. Pour la plus âgée, en bas? peut-être; le petit chien accroupi devant elle pourrait aussi évoquer un petit enfant, la laisse entortilée suggère une situation inextricable. La situation est «embarrassante», les regards sont graves, la balustrade forme une enceinte (noté par Dor). Il y a anguille sous roche. Tous les éléments indiquent un «heureux événement» mais des circonstances funestes.

Le sujet (cinq siècles plus tard)

Une histoire d'amour qui finit mal, ou en tout cas qui pourrait mal finir. Malgré la fleur de lys, ce n'est pas une Annonciation (Carpaccio n'a vraisembablement pas été assez fou pour peindre une Annonciation fâcheuse!). Que reste-il alors? En fouillant parmi les images disponibles pour un peintre du XVème siècle, je ne vois que deux possibilités: Bethsabée ou Danaé. Ces sujets sont très courants au XVIème siècle, mais ont préoccupé les commentateurs depuis bien plus longtemps. A la fin du XIIIème siècle paraît un petit traité d’un cabaliste espagnol, Joseph Gikatila (1248-1325), consacré à David et Bethsabée et qui propose une réflexion sur le mariage terrestre et le mariage des âmes.
Rappel en deux lignes: Danaé est séduite par Zeus, le fils qui naîtra de cette union, Persée, tuera accidentellement son grand-père Acrisios. Bethsabée est séduite par David qui l'a vue se baigner depuis une terrasse son palais (alors qu'elle est mariée à Urie), l'enfant qui naîtra de cette union interdite mourra à l'âge de sept jours. Voilà bien deux histoire d'enfant à naître et de fâcheuses conséquences.
L'épisode de l'histoire de Bethsabée qui a le plus souvent été peint est celui où elle reçoit une lettre de David la convoquant à son palais. La présence de la lettre dans la peinture de Carpaccio, mais aussi de la scène de chasse, qui peut être une évocation du champ de bataille sur lequel mourra Urie, envoyé en première lignes des combats par David pour s'en débarrasser, fait pencher la balance en faveur de Bethsabée plutôt que de Danaé.
Tout est en place: le messager qui apporte la lettre, la lettre, les chaussures que Bethsabée vient d'enlever pour se baigner, les amies/suivantes/sœurs qui l'accompagnent et qui expriment dans leurs attitudes le conflit dans lequel se trouve Bethsabée, prise entre la fidélité à son mari et à son roi, les objets et fruits qui ne parlent que d'amour, terrestre ou éternel, fertile ou dangereux.

Pourquoi c'est invisible

D'après les études sur la peinture de Carpaccio compilées et citées pas Dor, aucune ne semble mentionner l'hypothèse Bethsabée. On peut se demander pourquoi. D'abord, la «lettre volée»: c'est si évident que personne ne voit. Ensuite le goût du mystère: un panneau manquant détient sûrement un secret plutôt qu'une évidence. L'expression des «dames», finalement: il est possible que Carpaccio ait effectivement osé une première, en ne les représentant pas dans la joie et l'excitation de voir leur maîtresse/amie/sœur choisie par le roi David, mais dans l'appréhension de ce qui pourrait en découler. Voilà ce qui a pu faire croire au détachement, au désintérêt, au mortel ennui, dont on est si loin dans cette histoire «pleine de larmes, de sang et de drames», mais aussi pleine de promesse inouïes puisque le second enfant de David et de Bethsabée s'appelera Salomon.

La preuve

La preuve, la voici. C'est une peinture de 1,97 m par 1,62 m, une huile sur bois datant de 1562, signée Jan Metsys (Jan Massys). Elle se trouve au Louvre, Aile Richelieu - Deuxième étage - Section 11. Son titre: David et Bethsabée. Ici, pas de lettre, David est venu en personne. Une des amies/suivantes/sœurs qui accompagnent Bethsabée à son bain nous regarde: nous savons ce qu'elle sait. La terrasse et sa balustrade qui donne, dans un paysage lointain, sur le monde «affairé» des hommes, le petit garçon, le levrier et sa laisse, le petit bouvier, les grenades, la paonne, les vases, le doigt pointé, tout raconte cette même histoire.