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31/07/2006

La voix de son maître



Un récent commentaire sur ce blog, posté par Philippe S., me fait judicieusement remarquer que les espaces vides ne faisaient pas peur à Carpaccio, et qu'il en a exploité les possibilités dans au moins une peinture archi-célèbre, Vision de Saint Augustin, une toile immense (141 x 211 cm) peinte entre 1502 et 1504 et qui se trouve à la scuola degli Schiavoni à Venise.

On remarque en effet que la partie gauche du tableau est à peu près vide. Cette construction semble correspondre avec celle que propose Dor pour les quatres panneaux des «Deux Vénitiennes». Il y aurait d'ailleurs d'autres ressemblances frappantes: une perspective centrale, avec plusieurs objets renforçant la symétrie (bougeoirs ici, vases là) et un axe vertical médian très appuyé (colombe(?)-archange-Christ en gloire-livre ouvert en V ici, lys-vase-enfant-lettre là). Et, last but not least, il y a une lettre sur le carrelage et un petit chien!

Fortes ressemblances formelles, mais aussi similitude dans les sujets (si l'hypohèse «Bethsabée» est bonne), c'est-à-dire le moment de la réception, de l'écoute d'un message (du roi David chez l'un, de Saint Jérôme qui dicte sa pensée à Saint Augustin chez l'autre). Mais il y a une différence importante: dans la version Dor des «Deux Vénitiennes» reconstituées, le sujet n'est pas décryptable, même s'il est invisible (c'est bien la preuve qu'il y manque quelque chose).

 Le sujet de ces deux peintures, la voix, est en effet impossible à peindre. Cet obstacle a pu être surmonté par l'ajout de phylactères (bandes de texte sortant de la bouche des protagonistes), mais à l'époque de Carpaccio, ce stratagème était considéré comme désuet. Comment dès lors s'y prend-il? Jean-Claude Bourdais montre très joliment (Voir son essai) que sans le petit chien, Saint Augustin aurait l'air d'être en train de regarder les oiseaux par la fenêtre en rêvassant. C'est le petit chien (oui, un bichon maltais…), situé à l'angle d'un triangle rectangle dont le grand côté part de la fenêtre, passe par la tête de Saint Augustin pour finir sur lui, qui donne à l'«écoute» de Saint Augustin sa vibration, sa force, son attention, etc.

Mais l'écoute d'un chien n'est pas encore celle d'un inspiré! Saint Augustin n'est pas le toutou de Jérôme, et le sujet de la peinture n'est pas seulement la fidélité mais surtout l'inspiration. Comment Carpaccio indique-t-il l'essence divine de l'inspiration? Ici mon regard a été attiré dans l'espace «vide», sur une chaise et un pupitre. Ces objets me sont familiers, je les ai vus mille fois dans des annonciations du XIVème et du XVème.



C'est le pupitre où Marie lit quand Gabriel entre pour lui faire sa Salutation.



Si Marie est suggérée par son pupitre à droite du tableau, je m'attendais donc logiquement à trouver au centre une allusion au messager (comme dans les «Deux Vénitiennes» où on a le petit garçon désignant la lettre qu'il vient d'apporter). Je scrute donc l'absidiole, je n'y vois pas grand chose, je cherche des sources et je tombe sur la description suivante: «Dans l’absidiole, mosaïque représentant un archange, autel avec le Christ ressuscité.»



Dans l'axe médian de la peinture, à l'endroit donc où, dans les «Deux Vénitiennes» se trouve le petit garçon pointant sur la lettre de David, il y a ici à nouveau le messager (l'archange) et le message (le Christ ressuscité), raccourci saisissant de l'Annonce faite à Marie!
Dans cette moitié droite du tableau qui était a priori vide, et qui l'est, du moins architecturalement, je trouvai donc un commentaire de la partie gauche, une deuxième lecture du même sujet, la voix, figuré par quelques objets répartis dans un vaste espace, et organisés dans un triangle identique à celui du sujet principal. Avec dans le rôle de la fenêtre, la mosaïque et le Christ ressuscité; dans le rôle de l'oreille de Saint Augustin, le pupitre de Marie; et dans celui du petit chien, une chaise vide.



Mais c'est toujours et encore la même histoire: La voix de David et l'oreille de Bethsabée, la voix de Saint Jérôme et l'oreille de saint Augustin, La voix de l'ange Gabriel et l'oreille de Marie.

24/07/2006

Les chopines abandonnées



Sur le panneau des «Deux Vénitiennes», il ne reste donc de Bethsabée que ses chaussures. Ce sont des chopines rouges, laissant apparaître les doigts de pied, pourvues d'une semelle de bois, épaisse ici de peut-être 15 à 20 centimètres. Les chopines les plus hautes qui nous soient parvenues se trouvent, comme la peinture de Carpaccio, au Musée Correr à Venise:



Edouard Dor décrit ces chaussures de la manière suivante (p. 28): «Un peu plus loin, une paire de chaussures usées, sortes de cothurnes, semble abandonnée par sa propriétaire. Elles ont été laissées là, n'importe comment, la chaussure gauche à droite et la droite à gauche.»

Quatre interprétations intéressantes:
-Les chaussures sont usées
-Ce sont des sortes de cothurnes
-Elles semblent abandonnées
-Elles sont inversées
Peut-être.
Ou alors ce sont des chopines qui viennent d'être ôtées un peu précipitamment.

L'interprétation de Dor marque ici encore son goût pour le mystère, le masque et la métaphysique.
Les cothurnes sont des chaussures grecques (alors que les chopines seraient plutôt d'influence chinoise), elles sont montantes et elles ne se distinguent pas par leurs hautes semelles mais par leurs lanières lacées par-devant. Par contre, la version à semelle de bois très épaisse existait, mais était uniquement portée par les acteurs, tragiques en particulier. D'où les expressions chausser, mettre ou prendre le cothurne: composer, jouer des tragédies; adopter le ton de la tragédie. (Chausser le cothurne s'utilise aussi ironiquement au sens de «enfler son style, utiliser un style pompeux».)
Cette statuette en terre cuite de Hiéron représente un acteur (dans le rôle comique de Maccus) chaussé de ses cothurnes.



Les chopines, spécialité typiquement vénitienne, ont été portées au XVème et au XVIème siècle surtout, par les courtisanes et repésentantes de la noblesse. Elles sont des symboles de puissance matérielle si elles sont cachées, et de disponibilité sexuelle si elles sont montrées (en particulier si elles sont rouges, comme dans la peinture de Carpaccio). La gravure ci-dessous montre une prostituée de bas étage, une puttana qui soulève sa jupe pour montrer ses chopines en entier, indiquant ainsi sa disponibilité.



Cothurnes ou chopines? Chaussures de tragédie ou chaussures de boudoir? Chaussures d'histrion ou de Vénus? Chaussures d'acteur ou de puttana? La question n'est pas sans importance, surtout si en plus elles sont inversées…

«On distingue les sexes aux pieds», dit Flaubert qui s'y connaissait. Et on reconnait les pieds aux chaussures, évidemment.


A propos de pieds et de Flaubert, voir une étude de Florence Emptaz.
Sur les chopines en particulier, voir essay on chopines.