13/12/2015
La figure d'Ulysse dans «Le vestibule des lâches»
A propos de Le vestibule des lâches de Philippe Fretz, art&fiction, 2015, Lausanne
Par le Professeur Edward Botsky, fondateur de la «Società Dante Alighieri di Orvieto», Orvieto, Italie, auteur de Seven borgesque Essays about Dante, Sulla Scala, Rome, 2015
L'Ulysse de Dante est très différent de celui d'Homère.Dante n'a jamais eu entre ses mains une copie de l'Illiade ou de l'Odysée. Il décrit le héros sur la base de l'Énéide de Virgile, de références variées à Homère disponibles au Moyen-âge et, bien-sûr, à partir de sa propre inventivité géniale. Dante, le pèlerin, rencontre Ulysse dans le chant XXVI de l'Enfer. Nous sommes dans la huitième bolge du huitième Cercle parmi les conseillers perfides. Ulysse se voit condamné à l'enfer, alors qu'il est perçu comme un héro de la mythologie durant toute l'Antiquité, parce qu'il a contribué à la chute de Troie à l'aide du plus brillant stratagème de tous les temps, la pernicieuse tromperie du Cheval de Troie.
Cela est impardonnable.
Il y a plus: L'Ulysse de Dante ne retourne jamais à Ithaque auprès de sa femme Pénélope, de son fils Télémaque et de son père Laërte. Il ne fera preuve d'aucune repentance quant à ses manquements envers ses responsabilités familiales. Dante invente également une fin toute autre de son histoire.
Il imagine qu'Ulysse navigue à travers les Piliers d'Hercule – le détroit de Gibraltar – au-delà de la Mer Méditerranée vers les extrémités de la terre, une voyage interdit aux hommes, et qu'il tente d'atteindre une mystérieuse montagne au milieu de l'Océan. Il semble évident que cette montagne n'est autre que celle du Purgatoire de Dante. En un sens, nous pourrions dire que Dante accuse Ulysse de soustraire son salut à Dieu en le défiant, sans passer par les voies de la repentance. Ulysse devient ainsi le symbole d'une curiosité immorale et d'un attrait pour une connaissance interdite, s'opposant au désir vertueux de l'illumination spirituelle trouvant sa source en Dieu.
Dante se sert de la figure héroïque de l'Antiquité pour établir une distinction claire dans la pensée du treizième siècle, entre la connaissance humaine mue par la curiosité – Curiositas – et une connaissance accordée par Dieu dans une descente de la lumière dans l'âme.
Nous rencontrons une figure d'Ulysse particulièrement dantesque dans le court et récent roman de Philippe Fretz, Le Vestibule des lâches.
Fretz y fait le récit de la rencontre entre le héro, Jérémie Carter et la figure du méchant, Michel Barquet. Le titre Le Vestibule des lâches nous place d'emblée dans un cadre d'interprétation dantesque. En effet, il s'agit d'un espace de l'Enfer dans lequel sont condamnés ceux qui n'ont jamais choisi entre le bien et le mal. Ils sont perpétuellement attaqués par des taons et courent, sans jamais pouvoir s'arrêter, derrière une banderole sans couleurs ni sens.
Mais l'histoire elle-même offre plusieurs parallèles avec la Divine Comédie de Dante.
Le personnage de Carter est une figure évidente de Dante lui-même. Il est accompagné de Bertram Rothe, l'éditeur, qui tient un livre, tel Virgile, le détenteur du savoir pour Dante.
La première scène du roman, lors d'un vernissage, présente une référence à la « Selva oscura », du premier tercet de l'Enfer. Carter, comme Dante, semble perdu au milieu de sa vie. Il est entouré par des dessins aux murs. « Les hauts roseaux sur fond de paysage alpestre formaient un labyrinthe. » Il erre dans la galerie comme dans la forêt obscure.
Dans la scène suivante, les personnages arrivent à un restaurant appelé le Mortimer.
Il s'agit d'une référence aux éléments fondamentaux qui constituent l'enfer, où la Mort est orchestrée dans un temps – Time – sans fin. Carter se retrouvera d'ailleurs en enfer le temps d'un banquet – Le Convivio étant le titre d'un des textes majeur de Dante – durant lequel son âme sera pesée. L'emplacement de la scène est très précise, le restaurant se trouve au numéro 8 de la rue Verdaine, correspondant au huitième Cercle. Un peu plus loin dans le texte, la description du garçon de café qui assoit le groupe, « Le garçon au visage honnête », a l'une des caractéristiques de Geryon, qui pèse les âmes et les condamne aux différents Cercles de l'enfer. Dante le décrit comme un serpent ailé avec une longue queue et...un visage honnête. Il mènera Carter et Bertram Rothe jusqu'à la table 8, qui correspond à la huitième bolge du huitième Cercle, celle des conseillers perfides.
Une autre clé de lecture du roman de Fretz est la relation entre le père Barquet et son fils, qui lui est inconditionnellement loyal. En fait, celui qui est coupable de faux conseils – dans une vaste opération de falsification – est le père Barquet. Voyons ce qu'il poursuit : il s'efforce de vendre des actions de la Bourse sans valeur d'une compagnie appelée « Tango Troya » afin d'escroquer la HSWC à hauteur de 120 millions. Le nom de la compagnie suggère qu'il s'agit, pour Barquet, de sa version du Cheval de Troie. Son petit « Tango troyen » est un chef-d'œuvre de duperie pour toucher le pactole. Le fils ne fait que d'accepter passivement les projets de fraude de son père.
Le père Barquet poursuit donc l'objet de son escroquerie qu'il considère comme la voie vers son salut. C'est le paradis au sommet du purgatoire. Ulysse poursuivit un paradis similaire lorsqu'il navigua au delà de la Méditerranée, à la recherche d'un salut qu'il pourrait prendre par ses propres forces. Il sera puni avant de pouvoir l’atteindre en sombrant au fond de l'océan et sera porté disparu. Il y a une allusion direct à cet épisode lorsqu'Edouard Barquet rencontre Gogol dans des bureaux de la HSWC pour élaborer leur fraude. Ils sont assis autour d'une table en verre qui représente la Mer Méditerranée. Une secrétaire apporte deux bouteilles d'eau, l'unes des « Rochers de Calpe » – le rocher de Gibraltar en latin – et l'autre du « Mont Abyle » qui se trouve sur la côte nord-africaine. Ils représentent les colonnes d'Hercule, au-delà desquels se trouve le monde inconnu et interdit. Pour le père Barquet, ils sont les limites de la légalité, qu'il outrepassera pour empocher son butin et qu'il dépassera également physiquement pour s'enfuir en Argentine.
Le Vestibule des lâches est un condensé de la topographie dantesque. Lorsque Carter et Barquet sortent du « Mortimer », le huitième Cercle, ils poursuivent leur descente, le long de la rue Verdaine jusqu'au lac. C'est le Cocyte, le lac gelé du neuvième Cercle de l'Enfer. A noter la phrase : « Les drapeaux de Fabrice Gigy claquaient, quelques cygnes glissaient insensibles au froid sur l’huile nocturne et cobalt du Rhône. » Le fleuve se fond dans le lac à cet endroit. La proximité des mots cobalt / cygne permet un rapprochement formel au vocable Cocyte. De plus, les drapeaux de Fabrice Gigy sont un indice. L'artiste ayant installé une série de drapeaux blancs avec un point noir en leur centre sur le pont, ce point noir peut être considéré comme le fond du cône de l'Enfer.
Des phrases comme « Ils traversèrent l'artère au feu rouge et remontèrent la rue de la Terrassière. » offrent des allusions aux terrasses du Purgatoire que Dante et Virgile escaladent après être sortis de l'Enfer. « Ils traversèrent au feu rouge. » nous renvoie à la purification par le feu de la septième terrasse. Dante traverse les flammes de la tempérance à cet endroit, juste avant d'arriver au Paradis terrestre.
Enfin, la dernière scène se passe dans le hall central d'une gare. Bertram Rothe est sur le point de prendre congé de Carter. Cela correspond au moment où Virgile se sépare Dante dans le Paradis terrestre. Le train qui emmène Rothe nous donne encore une allusion évidente. « Ils regardèrent encore la grande horloge Mondaine qui indiquait presque 10:50. Il restait dix minutes jusqu'au départ du train. Et cinq jusqu'à l'éclosion des étoiles. » Il y a là une référence claire au chiffre magique de Béatrice, « Cinquecento diece e cinque », « 510 et 5 », l'étoile étant évidemment le dernier mot de chaque livre de la Divine Comédie.
En bref, les éléments dantesque que nous trouvons dans Le Vestibule des lâches de Fretz, nous montre qu'il confronte son héro, Carter à un ennemi, Barquet, qui, comme Ulysse pour Dante, peut aussi être considéré comme un alter ego. En effet Ulysse est un miroir de Dante. Il représente ce que Dante craint de devenir, dans son odyssée vers Dieu. Dante le dit dans le second Chant : « Je ne suis ni Paul ni Énée ». Quelle est sa légitimité pour entreprendre son voyage ? Dante et Ulysse poursuivent chacun un Bien supérieur. La différence réside en la voie qu'ils choisissent. Carter et Barquet sont également à la poursuite d'un Bien commun, la survie dans le monde de l'art contemporain. Ce sera grâce au cynisme son ennemi Barquet, dans lequel Carter se reconnaît, que le héro abandonnera ses propres compromissions. En cela, le roman peut être abordé autant comme un conte moral que comme un miroir fragmenté.
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