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19/10/2006

Ce Manet Minerve

Dans le somptueux catalogue qui accompagne l'exposition «Charles Gleyre, le génie de l'invention», un texte m'a particulièrement intrigué: il est signé Philippe Junod et il décortique un tableau de 1866, que voici (malheureusement légèrement tronqué):


Charles Gleyre,«Minerve et les trois Grâces», 1866, huile sur toile cintrée, 226 x 139 cm, Lausanne, Musée cantonal des beaux-arts.






Cette peinture est considérée depuis longtemps comme incompréhensible et Charles Junod fait brillamment la liste des incongruités, anachronismes et bizzareries de cette composition. Je note au passage, mais là ne sera pas mon propos, que Junod suggère qu'il n'y aurait aucun document iconographique préexistant qui mette en relation Minerve et les Grâces. Il s'agit d'une erreur, puisqu'il y a au moins une occurence de cette rencontre ici:


Atelier de Erasme Quellin, «Le triomphe de Minerve, avec les trois Grâces et Hercule», env. 1650, huile sur toile, 77.5 x 95.3 cm.

D'autre part, cette peinture de Tintoret où on voit Minerve repousser Mars pour, semble-t-il, protéger quelques jolies déesses de ses assiduités, pourrait relever d'un thème voisin de celui qui nous préoccupe, même si ce n'est pas des trois Grâces que Minerve vout éloigner Mars, mais de la Paix.


Tintoret,«Mars chassé par Minerve», 1576, huile sur toile, 146 x 167 cm, Venise, Palazzo Ducale


Fin de la parenthèse, ce n'est pas de cela que je veux parler maintenant mais d'une rivalité entre peintres.
Nous sommes donc en 1866. Gleyre n'est plus tout-à-fait en vogue, même si sa petite entreprise tourne encore correctement. Mais Paris a les yeux tournés ailleurs, vers un agitateur nonchalant, snob, sûr de lui, mais surtout parfaitement scandaleux: Edouard Manet. Le «Déjeuner sur l'herbe» a été exposé en 1863 et on en parle encore. En cette année 1866, Claude Monet peint sa propre version du Déjeuner, et Charles Gleyre décide de se mêler de la partie. Il ne le fait pas frontalement bien sûr, il n'en dit rien à personne et rit tout seul de sa bonne blague. Personne ne devinera son intention, volontairement cryptique, à moins que… A moins que, maybe, Manet n'ait vu par hasard la peinture et n'ait remarqué un petit oiseau. Un bouvreuil pivoine (merci Philippe Junod) parmi trois autres volatiles moins visibles, en haut, au centre, dans les feuillages. Il aura alors sûrement fait ce rapprochement:



et…







Là, Manet s'arrête et observe, intrigué. Le vieux maître aurait-il envie de lui dire quelque chose?
D'autres élément lui apparaissent alors, d'autres détournements subtils:







Une clairière, un point d'eau, quatre personnages… La scène a quelques ressemblances. Mais il y a surtout des différences:
Ce visage de la baigneuse nue qui regarde le spectateur, ce regard qui a tant fasciné les foules, devient chez Gleyre le regard halluciné d'une pythie possédée. Le geste de la main du personnage de droite, montrant le point même qui méduse, qui trappe le regard dans la «partie carrée» de Manet, est détourné chez Gleyre et montre le reflet dans l'eau. Le chapeau de la parisienne décontractée devient le casque de la déesse sérieuse. Et une autre déesse joue de son aulos une mélodie en direction des oiseaux comme pour leur dire que l'art imite la nature.

Manet faisait lui-même le geste de la main qu'on voit dans «Le déjeuner sur l'herbe», souvent lorsqu'il était en présence d'une bonne peinture. Il accompagnait son geste d'un claquement de langue et disait: «C'est ça parce que c'est ça» (source: Antonin Proust). Gleyre semble lui répondre d'un autre geste, plus lucide, désabusé: «Mon pauvre ami, ça, ce n'est qu'un reflet, une illusion…»

14/10/2006

On a retrouvé le Major Davel


Sophie Calle,«Le Major Davel», 1994, sérigraphie + collotype, 150 x 135 cm, 16 ex./ Arches, épuisé, Item éditions, Paris.





Suite de l'enquête sur le Major introuvable.
Devant la difficulté à trouver ne serait-ce qu'une image du Major Davel dans son état actuel (je rappelle qu'il a été incendié en 1980), j'ai décidé de m'adresser à Catherine Lepdor, conservatrice au Musée cantonal des beaux arts, directrice ad interim, responsable des collections d'art ancien et moderne, à qui l'on doit l'exposition «Charles Gleyre, le génie de l'invention» et qui a dirigé l'édition du catalogue éponyme. (Ce catalogue est éventuellement achetable ici.)


Grand merci à Catherine Lepdor d'avoir bien voulu répondre à quelques questions que je lui ai soumises par e-mail. J' ai trouvé rassurant d'apprendre, grâce à ses indications, que si les musées n'ont pas vraiment les moyens qu'ils souhaitent, s'ils sont, comme c'est le cas à Lausanne, encore à construire dans un avenir plus ou moins lointain et fantasmatique, si la place manque et si l'argent manque, on peut toujours compter sur les artistes pour prendre soin eux-même de leur tradition. C'est en effet grâce à Sophie Calle qu'on trouve sur le net l'unique reproduction du «Major Davel» tel que les flammes l'ont abandonné, accompagné de cette dernière phrase: «C'est tout ce qui reste à part le soldat qui pleure… A croire que ses larmes ont arrêté le feu.»

Questions à Catherine Lepdor, 10 et 14 octobre 2006:


Première question, un peu anecdotique mais indispensable: Existe-t-il une reproduction du «Major Davel» dans son état actuel? Si oui, est-elle disponible sur internet?

Catherine Lepdor: Le fragment du soldat qui pleure a été reproduit à de nombreuses reprises, le plus fréquemment dans des ouvrages consacrés à l’iconoclasme, le plus récemment dans le catalogue de l’exposition présentée actuellement au Musée des beaux-arts. Sur internet il apparaît associé au nom de Sophie Calle, puisque l’artiste s’est penchée sur la mémoire de ce tableau et s’en est inspirée pour une œuvre réalisée à l’occasion de son exposition à Lausanne en 1994 : «Sophie Calle. L'absence». Voir www.itemeditions.com


Quelle est la politique du Musée cantonal des beaux-arts concernant internet? y a-t-il un budget spécifique? considérez-vous qu'il est important d'avoir un site bien documenté et accessible?

Le Musée dispose d’un site internet depuis un peu plus d’une année. Voir www.beaux-arts.vd.ch. Il a été créé à l’interne en collaboration avec la cellule web du Canton de Vaud. L’absence d’un budget spécifique n’a pas permis de lui donner l’ampleur souhaitée et souhaitable. Il va de soi que les musées aujourd’hui ne sauraient se passer d’un site qui aille au-delà de la simple présentation de leur institution et de leur programmation. Comme le musée lui-même, le site internet doit être un lieu de fabrication, de transmission et d'acquisition de connaissances. Projet d’avenir donc mais revêtant un caractère d’urgence à mes yeux, car essentiel pour le rayonnement du musée des beaux-arts de Lausanne et pour la communication de notre projet de construction d’un nouveau musée (nMBA) à Bellerive.

Concernant internet, y a-t-il des sites ou des blogs (consacrés à l'art) que vous fréquentez régulièrement ? Y cherchez-vous plutôt de l'information d'actualité, des dossiers approfondis, ou des prises de positions?

Internet est devenu un instrument de travail irremplaçable et je fréquente quotidiennement quantité de sites. Pour me tenir informée de l'actualité artistique et politique. Pour mes recherches scientifiques, je préfère travailler en bibliothèque, les informations étant plus facilement vérifiables. La question sur le net demeure en effet toujours pour le scientifique: qui parle? à quel titre? Essentiellement, je demeure attachée au livre et à sa matérialité, préférant feuilleter ses pages, demeurer active et critique, que me laisser hypnotiser par un écran.


Un site de musée vous semble-t-il particulièrement réussi?


Les premiers qui me viennent à l'esprit sont le site du Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean à Luxembourg, conçu par l'artiste Claude Closky: www.mudam.lu, et le site du Magasin - Centre national d'Art Contemporain, à Grenoble, dont la page d'entrée est renouvelée régulièrement et confiée à des artistes: www.magasin-cnac.org

A propos du nouveau musée (nMBA) en projet, peut-on déjà savoir quelle place (le mot-clé !!) sera dévolue à la collection permanente et en particulier au fonds Gleyre?

Le nouveau musée, comme le demandait le programme du concours international d’architecture en vue de son édification, sera un lieu d’activités s'ordonnant autour de 4 centres de gravité:
– la fabrique des connaissances (où s'élaborent les connaissances visuelles et les projets)
– le conservatoire (où se stocke, se conserve et s'étudie une mémoire)
– les services (où se gère un outil culturel vivant).
– les espaces publics (où se présentent les projets et s’éduquent des citoyens)

A l’intérieur des espaces publics, consacrés aux expositions temporaires et à l'exposition permanente des collections, cette dernière devrait occuper 3/5 (1'800 m2) du total des surfaces. Il est d'ores et déjà prévisible que la moitié environ de la présentation permanente sera consacrée à l'art européen du XVIIIe siècle à la
Deuxième Guerre mondiale, et l'autre moitié à l'art international de l'Après-Guerre à nos jours. La mise en valeur des ensembles monographiques les plus importants du Musée (Louis Ducros, Charles Gleyre, Félix Vallotton, et Louis Soutter) est incontournable. Ce sont ces fonds qui contribueront à donner au musée son profil spécifique.
Une ou deux salles d’environ 200 m2 devraient être réservées à des expositions-événements organisées sur la base des collections du musée, en rotation rapide (environ 4 par année), une autre manière de présenter l’œuvre de Charles Gleyre, entre autres.

Lausanne, 10 et 14 octobre 2006.