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07/01/2007

A propos d'un dessin de Michael Rampa



Michael Rampa, «Bye Kitty», crayon sur papier, 2006. 

 

Kitty repose, Kitty git, Kitty est couchée sur le dos, Kitty ramène sur elle un falbala qui s'éfiloche. Elle a toujours les yeux ouverts, dans le vague, son petit nœud rose sur la tête, son petit air mignon, kawaii, Hello Kitty, Bye Kitty!

Kitty est dessinée avec soin, avec tendresse. On ne peut pas ne pas aimer Kitty. On s'inquiète: est-elle malade? triste? angoissée? Kitty! nous avons encore besoin de toi, reste avec nous. Ne dis rien. Reste. 

Qui a dit que les artistes étaient «les derniers héritiers du questionnement citadin sur le Puissant, l'Efficace, le Vrai, le Bien»? Pourquoi ne seraient-ils pas plutôt les poètes du faible, du mignon, du féérique, de l'innocence?

Pas de trace d'ironie dans le dessin de Michael Rampa. Il est avec Kitty de toute son âme. Pas de morale, comme chez Eugenio Merino, qui arrache le nez de Pinocchio en titrant: «la vérité blesse». Pas de détournement, comme chez Takashi Murakami, qui utilise l'imagerie kawaii pour y projeter ses fantasmes d'ogre pictophage. Juste Kitty, désemparée, muette, perdue, toute étonnée de susciter de l'inquiétude, elle qui a tant l'habitude de rassurer.

Que sont ces figures couchées sur le dos? gisantes? Holbein et le Christ au tombeau, Rembrandt et la leçon d'anatomie du professeur Tulp, Manet et le torero mort? L'éveil et le savoir. L'adieu aux cavernes. Bye.

Be I Kitty?

En 1864, lorsqu'il peint le torero mort, Manet n'a jamais vu de corrida, il n'a  jamais été en Espagne. Il ne connait ça que par les peintures et par les spectacles espagnolesques qu'on voit à Paris. Son torero est d'opérette, comme Pinocchio est en bois et Kitty en plastique. L'Espagne est un rêve que Manet dissèque avec le scalpel du professeur Tulp. Un rêve héroïque et grandiose.

 Il faut avoir grandi avec Beatrix Potter et Peter Rabitt pour aimer les petits lapins, les chatons mignons, les hérissons gentils et tout le petit peuple de la clairière anglaise. La styliste Ikuko Shimizu, qui a créé Hello Kitty pour la société japonaise Sanrio en 1974, a sans doute été biberonnée aux nursery rhymes et à Lewis Carroll, comme beaucoup de japonais de son âge. Elle a sûrement écrit kawaii dans ses carnets d'écolière, en arrondissant les lettres et en ajoutant des ornementations enfantines (en Europe, le cœur dessiné sur le i a été une expression typique du kawaii). Un rêve mignon et tendre.

Lorsqu'on se réveille d'un rêve de grandeur ou d'un rêve mignon, l'éveil est-il le même? 



 

Edouard Manet, «Torero mort», huile sur toile, 1864.

 

Imagen ilustrativa

Eugenio Merino, «The truth hurts», polyuréthane peint, 2004.

 

 

 

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19/10/2006

Ce Manet Minerve

Dans le somptueux catalogue qui accompagne l'exposition «Charles Gleyre, le génie de l'invention», un texte m'a particulièrement intrigué: il est signé Philippe Junod et il décortique un tableau de 1866, que voici (malheureusement légèrement tronqué):


Charles Gleyre,«Minerve et les trois Grâces», 1866, huile sur toile cintrée, 226 x 139 cm, Lausanne, Musée cantonal des beaux-arts.






Cette peinture est considérée depuis longtemps comme incompréhensible et Charles Junod fait brillamment la liste des incongruités, anachronismes et bizzareries de cette composition. Je note au passage, mais là ne sera pas mon propos, que Junod suggère qu'il n'y aurait aucun document iconographique préexistant qui mette en relation Minerve et les Grâces. Il s'agit d'une erreur, puisqu'il y a au moins une occurence de cette rencontre ici:


Atelier de Erasme Quellin, «Le triomphe de Minerve, avec les trois Grâces et Hercule», env. 1650, huile sur toile, 77.5 x 95.3 cm.

D'autre part, cette peinture de Tintoret où on voit Minerve repousser Mars pour, semble-t-il, protéger quelques jolies déesses de ses assiduités, pourrait relever d'un thème voisin de celui qui nous préoccupe, même si ce n'est pas des trois Grâces que Minerve vout éloigner Mars, mais de la Paix.


Tintoret,«Mars chassé par Minerve», 1576, huile sur toile, 146 x 167 cm, Venise, Palazzo Ducale


Fin de la parenthèse, ce n'est pas de cela que je veux parler maintenant mais d'une rivalité entre peintres.
Nous sommes donc en 1866. Gleyre n'est plus tout-à-fait en vogue, même si sa petite entreprise tourne encore correctement. Mais Paris a les yeux tournés ailleurs, vers un agitateur nonchalant, snob, sûr de lui, mais surtout parfaitement scandaleux: Edouard Manet. Le «Déjeuner sur l'herbe» a été exposé en 1863 et on en parle encore. En cette année 1866, Claude Monet peint sa propre version du Déjeuner, et Charles Gleyre décide de se mêler de la partie. Il ne le fait pas frontalement bien sûr, il n'en dit rien à personne et rit tout seul de sa bonne blague. Personne ne devinera son intention, volontairement cryptique, à moins que… A moins que, maybe, Manet n'ait vu par hasard la peinture et n'ait remarqué un petit oiseau. Un bouvreuil pivoine (merci Philippe Junod) parmi trois autres volatiles moins visibles, en haut, au centre, dans les feuillages. Il aura alors sûrement fait ce rapprochement:



et…







Là, Manet s'arrête et observe, intrigué. Le vieux maître aurait-il envie de lui dire quelque chose?
D'autres élément lui apparaissent alors, d'autres détournements subtils:







Une clairière, un point d'eau, quatre personnages… La scène a quelques ressemblances. Mais il y a surtout des différences:
Ce visage de la baigneuse nue qui regarde le spectateur, ce regard qui a tant fasciné les foules, devient chez Gleyre le regard halluciné d'une pythie possédée. Le geste de la main du personnage de droite, montrant le point même qui méduse, qui trappe le regard dans la «partie carrée» de Manet, est détourné chez Gleyre et montre le reflet dans l'eau. Le chapeau de la parisienne décontractée devient le casque de la déesse sérieuse. Et une autre déesse joue de son aulos une mélodie en direction des oiseaux comme pour leur dire que l'art imite la nature.

Manet faisait lui-même le geste de la main qu'on voit dans «Le déjeuner sur l'herbe», souvent lorsqu'il était en présence d'une bonne peinture. Il accompagnait son geste d'un claquement de langue et disait: «C'est ça parce que c'est ça» (source: Antonin Proust). Gleyre semble lui répondre d'un autre geste, plus lucide, désabusé: «Mon pauvre ami, ça, ce n'est qu'un reflet, une illusion…»