14/06/2011
Marginal royaume
Deux mots. Deux mots ont surgi du livre et m'ont fait gamberger tout le lundi de Pentecôte. Le livre, c'est le catalogue de l'exposition TERRITOIRES, livraison 2011 de la triennale de la sculpture Bex & Arts.
Le premier mot: marginalité. Il est utilisé pour définir le travail de Valentin Carron, Archaïque cercle fade, et indique que l'artiste a proposé une chose quasiment invisible, d'une portée assez secondaire dans l'ensemble de son œuvre, et pour tout dire qu'il s'est contenté du service minimum pour l'occasion. Or cette marginalité, si elle est relevée dans le texte qui commente la proposition de Carron, est subtilement ramenée au cœur d'un dispositif critique qui montre que ce qui pouvait passer pour un refus d'obstacle est en fait un évitement assumé: «La marginalité du travail de l'artiste peut être lue comme une manière de dire que le thème de la patrie, du chez soi, ne peut justement pas être traité chez soi.»
Cette formidable lecture de la marginalité montre deux choses. D'abord que refuser l'œuvre peut faire œuvre. C'est la leçon d'Œdipe: l'initiation par le sang est contournée et le Sphynx est défié avec des mots. Ainsi commence l'errance sublime du «non-dupe» , qui n'a pas de «chez soi», qui n'a pas de nom et qui fait art du refus, art des marges, art du non: cet art bartlebyen (l'adjectif existe, j'ai vérifié), qu'on appelle art contemporain, et qui serait donc un non-art. (Ainsi, à propos de Perros, Maxime Caron peut-il avancer que «la marge que ménagent ses écrits (prose, poèmes et lettres à ses amis) suggère pour ainsi dire une certaine pratique de la non-littérature. —Je me suis fait un non!»). Le fait que que Carron «joue un jeu ambivalent, entre affirmation et refus, avec l'iconographie de son environnement, marquée par la rusticité et le folklore, [et qu'il] pousse souvent à l'extrême l'aspect viril et patrimonial de la sculpture traditionnelle» (texte du catalogue), n'est évidemment pas indifférent ici. Pour Carron, comme pour l'enfant du conte d'Anderson, le roi (c'est-à-dire le viril et le patrimonial) est nu, et il est grotesque, c'est entendu. Mais cet enfant qui se sépare, par son dire, innocemment et sans douleur, des adultes, et de son père, ne se rencontre que dans les contes justement. Pour l'enfant du mythe, plus proche de la vérité psychique, la séparation se fait aussi avec une «parole admirable» mais s'achève dans un massacre. Pour l'enfant «réel», elle se fait dans la douleur et dans le silence (voir Anne Le Bihan). Par son travail non-artistique, Carron joue le jeu de l'enfant non-dupe fantasmé dans une remise en scène de la procession royale. Le classique «un enfant en ferait autant!» adressé à l'art contemporain serait donc vrai du point de vue du conte et du mythe, mais faux du point de vue de la vie psychique enfantine, et il faudra au contraire un courage immense pour rejouer cette scène et en assumer la douleur. Deuxième observation: la qualité d'écoute (j'allais dire bienveillante) du commentateur. En tant que promeneur lambda de l'exposition, je n'ai pas lu l'anneau de bronze peint et fiché dans le mur par Carron. Sa marginalité, qui justement aurait dû me faire dresser l'oreille, m'a au contraire berné. Pris en flagrant délit d'inattention. Ce souci de lecture de la non-œuvre est moelleux comme un macaron. Autant le grand art aura suscité de commentaires inutiles, autant le non-art bartlebyen promet des séances d'analyses fructueuses. Pas de discours ex-cathedra, pas de gloses savantes, mais une véritable lecture confraternelle.
Le second mot est: royaume. C'est quasiment le dernier mot du catalogue, il est signé Patrick Vincent, et il apparaît dans la phrase suivante: «(…) l'exposition Bex & Arts nous donne l'espoir que nous saurons un jour partager la vision du jeune John Ruskin, et transfigurer notre territoire en royaume.» Patrick Vincent n'est pas un spécialiste de l'art contemporain, mais de littérature anglaise et en particulier dans ses rapports avec les Alpes. Ceci explique le ton «étrange» de sa conclusion dans un contexte où, nous l'avons vu, le royaume est tous sauf désirable désormais. Quelle différence y a-t-il entre le territoire et le royaume? Je hasarderai ceci: le territoire ne connait pas d'autorité, c'est un royaume sans roi. Territoire gardé par le sphynx et dont le roi est sur les routes. Dans l'ancien art, dans le royaume, nous étions face à une puissance (royale, paternelle, patriotique), dans le nouvel art, dans le territoire, nous sommes dans une fraternité sans père. Je nomme cet art, communément appelé contemporain: art bartlebyen, art célibataire (pour être franchement duchampien) ou art démocratique. Alors, décrire quelques une des œuvres installées dans le Parc pour cette expostion sous cet aspect: le «Monument?» de Daniel Berset présente une grande plaque qui ne porte pas de nom sur un socle au sommet duquel tout le monde peut s'asseoir et se faire photographier. Le «Totem» de Maya Bringolf ne montre pas des esprits protecteurs ou des divinités animales, mais une coulée de fantômes qui se fondent les uns dans les autres et n'ont aucun signe particulier. La «Dupplication 6» de Beat Lippert reproduit les tombes de la famille Szillassy, les privant de leur individualité jusque dans leur dernière demeure. Katja Schenker («Manchmal»), transforme les spectateurs de son abreuvoir en vaches assoifées d'un monolythe suintant, Geneviève Favre nous transporte à la porte d'un tombeau-matrice où battent les neufs cœurs de neufs erinyes aliens, et, finalement, Valentin Carron, nous laisse avec un anneau «archaïque et fade» où attacher la longe qui nous mène, troupeau démocratique de fantômes ruminants et couronnés de pacotille. Et le reste explose en particules, molécules, cristaux, pixels. Quoi de plus démocratique que la molécule? Si nous sommes égaux devant la mort, nous le sommes aussi devant la chimie: Dans le «Monopoly» de Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger, dans l'horloge salée de Stefan Burger et dans la «Concrétion des frères Chapuisat, le temps cristallise tout.
Vous rêviez d'une transfiguration, cher John Ruskin? Le voici, le marginal royaume, le jardin de l'harmonie modérée…
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15/06/2008
David Ben White
A l'occasion de l'exposition «Working space II» à la galerie Lucy Mackintosh à Lausanne, qui dure encore jusqu'au 28 juin 2008, j'ai commencé une conversation par mail avec David Ben White, peintre et co-curateur de l'exposition. En voici un extrait, traduit par mes soins et selon mes (maigres) possibilités.
David Ben White: Quand je suis sorti de l'école, j'ai travaillé deux ans dans une compagnie de disque avant de monter un groupe avec mon frère, qui a eu pas mal de succès en Grande-Bretagne. Ensuite je suis parti pour Israël, où j'ai vécu 6 mois dans un kibboutz avant de m'installer à Tel-Aviv, qui est resté un pied-à-terre pour un temps. J'ai fait un voyage à travers l'Europe avec mon meilleur ami et on s'arrêtait dans toutes les grandes galeries qu'on trouvait sur notre chemin. Déjà du temps du groupe, j'allais dans les galeries et les musées des villes où on jouait, si l'agenda le permettait.
J'ai toujours été branché sur l'art mais je trouvais que ma carrière musicale était tout à fait satisfaisante, jusqu'à ce que je me mette à peindre à l'âge de 35 ans. J'avais fait l'équivalent d'un bac artistique au collège mais j'avais arrêté par la suite.
J'avais commencé par une peinture très abstraite, jouant avec les textures de surface et avec l'épaisseur de l'huile – en autodidacte. Par ailleurs, j'ai commencé à utiliser une caméra digitale et prenais des photos en gros plan de visages. Je demandais à des gens qui ne se connaissaient pas de triturer, malaxer et manipuler le visage de l’autre et je le photographiais en gros plan, distordu et grotesque. Mais j'aimais la maladresse de mes peintures, et je sentais que je voulais utiliser ça comme point de départ quand j'ai commencé les beaux-arts. J'ai toujours eu la peinture en point de mire — ça a toujours été ma passion. Ce qui m'a donné envie de peindre c'est le sens historique que la peinture charrie — son extraordinaire capacité à s'adapter et à changer pour s'accorder au langage de la culture visuelle de son temps — le fait qu'elle semble se réinventer dans le monde où elle apparaît.
Si, comme tu le dis, la peinture est officiellement «morte», je crois moi que la peinture s'est redéfinie dans cette nouvelle liberté d’outre-tombe, pour ainsi dire, et qu’elle danse avec bonheur et tout à fait délibérément sur sa propre tombe. Il me semble qu’il y a là un potentiel immense. En quelque sorte, son impuissance est ce qui fait son attrait.
Qu’est-ce que j’entends par là?
Je crois que si nous vivons dans un âge technologique, numérique, cela ne signifie pas que l'art et l’appréhension du «nouveau» doivent nécessairement être définis uniquement dans ce paramètre. Ça serait pour moi la vision régressive. La peinture arrive parce qu'elle peut. Son poids d'histoire, au lieu de travailler contre elle, confère aujourd’hui un sens plus grand à sa maladresse, à son incongruité, ce qui peut amener à ce que des associations riches se produisent.
Je crois que les peintres qui m'excitent en ce moment jouent avec ce sens de l’histoire de la peinture, mais tout en sapant sa solidité, et qu’ainsi ce recyclage de l’histoire ouvre sur des connexions étrangement hybrides.
J'ai aussi le sentiment que ce qui est intéressant à l'heure actuelle est la manière dont certaines installations de peinture peuvent jouer l’emphase Wagnérienne – sans aller nécessairement jusqu’à l’hypertrophie d’un Kiefer, mais dans le sens que le peintre peut submerger les sens, avec la physicalité de la peinture, de l'installation et de leur combinaison, en étant à la fois hypertrophié et pathétique.
Je crois que c'est le mot qui m’intéresse le plus: le pathétique (the pathos). Il me semble que c’est pour ça que la peinture a une telle résonance en moi – c’est plein de pathos et de prestige ; l’un est aussi ridicule que l’autre, mais c'est une combinaison passionnante, riche de possibilités. C'est peut-être ça qui m’intéresse le plus. J'ai écrit à propos de mes peintures récentes:
«Ces peintures nient activement leur logique spatiale. Il s’agit d’un montage qui affirme son invraisemblance en tant que quoi que ce soit qui pourrait être vu comme étant tridimensionnel. Ce sont des ratés. Tout en citant des éléments issus du modernisme, ces peintures ont l'intention de nier qu’elles seraient quoi que ce soit d'autre qu'une peinture. Et de cette façon elles aiment danser sur la tombe de leurs ancêtres. C’est dans leur matérialité même qu’elles achèvent leur autarcie (own-ness). C'est ça la peinture - c'est ce que la peinture fait - elle crée une illusion et dans le même temps la prive de sa plausibilité, en imposant son autarcie sur le montage.»-1-
Pari les peintres qui m’intéressent, je citerais Neal Tait, qui a mon âge et que je trouve particulièrement passionnant. Si tu ne connais pas son travail, je te recommande d’aller voir, en particulier sa dernière exposition à la galerie Tanya Bonakdar à New York. Il y a aussi Michel Majerus, Kippenberger, Tuymans, Armen Eloyan et j’ai eu récemment une très bonne conversation avec Tal R, dont j'avais aimé le travail et dont les idées et l'enthousiasme m'ont complètement inspiré.
La peinture a toujours un sens aujourd'hui, parce que c'est un des meilleurs moyens dont l’artiste puisse disposer pour mettre en œuvre la collision du passé et du présent.
-1- “These paintings actively deny their spatial logic. It is a set up that asserts its own improbability as anything that could be viewed as being three-dimensional. They are duds. Though actively quoting these elements of language garnered from modernism etc. these paintings set out to deny their own existence as being anything other than a painting. And in this way they affect to dance on the grave of their ancestors. Their very materiality enforces its ‘own-ness’. This is paint- this is what paint does- it creates an illusion and robs it of its own believability at the same moment, by imposing its own-ness on the set up.”
10:30 Publié dans bavettes | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook