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04/11/2009

Cerises

La peinture peut-être la plus heureuse de Philip Guston date de la même époque [1976]. Les joyeuses «Cerises» (Cherries), un grand format à propos de multiplicité (et de son corollaire plus sombre, la gloutonnerie) est sans doute l’exemple le plus extravagant de ce que j’appelle chez Guston le style de la composition congrégationnelle. C’est une peinture plaisamment idiote. Guston ne supportait pas la colorfield painting greenbergienne — il appelait ça des «descentes de lit, un rêve de décorateur d’intérieur» (un doute qui le taraudait aussi, mais sur un mode moins ironique, à propos du travail de son vieil ami Rothko) — mais Cherries est une peinture que Guston suspendra près de son propre canapé dans son petit salon où son irradiante présence rétrécissait encore d’avantage les alentours. La comédie domestique de la grosse cerise écrabouillant la plus petite qui pâlit sous la pression est un retour du Guston caricaturiste mais aussi un commentaire amusé sur sa propre vie familiale.

C’est aussi le travail d’un artiste extrêmement sophistiqué qui cherche dans une direction opposée. Depuis Cézanne et Morandi, peindre des objets du quotidien impliquait habituellement de les investir d’une telle intériorité et d’une telle immanence qu’il atteignent la transcendance ; d’arracher à la pomme sa «pommitude», à la bouteille sa «bouteillance» et de lâcher ces objets dans l’espace de telle sorte qu’il «rendent», au-delà de leur simple forme d’objet. Mais cette peinture, Cherries, une des rares natures mortes d’un tel format chez Guston, est pleine de gracieuses touches «anti-transcendantales». Les cercles étaient censés être au départ des boucliers en couvercle de poubelle — résurgence d’un souvenir de combat de rue qui apparaît de manière si prégnante dans une peinture comme The Street ( 1977) — mais par la grâce de la belle saison qui arrivait, le sujet se transforma d’un coup en cerises printanières dont Guston se régalait.

Les cerises sont posées sur une eau noire, substance mélancolique dans laquelle Guston patauge toujours, modulée par des coups de pinceau horizontaux figurant les reflets de la cerise du centre. Mais chacune d’elle est peinte de manière exubérante, avec des touches de brillance. La cerise noire à l’arrière-plan est asociale (elle a carrément l’air d’une bombe !) pourtant même elle adhère de bonne grâce à la petite troupe. A une exception près, toutes les cerises se touchent et font communauté, avec la proximité — et l’isolement — de voisines. Après tout, c’est une même bouche qui les dévorera toutes.

L’abondance n’est pas du tout ce dont il est question dans cet amoncellement de fruits, mais plutôt l’asymétrie déséquilibrée. Cherries peut-être vu comme une de ces chaînettes de bille, un bracelet pampille que Guston peignait souvent, ici horizontalisé et disposé aléatoirement. Comme tant d’accumulations d’objets dans l’œuvre tardif de Guston — jambes, insectes, chaussures — ces cerises sont une délirante congrégation d’imperfections.

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Ce texte est extrait d’un livre de Ross Feld, paru en 2003 (deux ans après la mort de l’auteur) chez Counterpoint à New York. Le titre original est Guston in Time(«Guston dans le temps»). Je trouvé ce livre dans une petite librairie à Lewes dans le Sussex en 2007, et je le relis sans cesse depuis. C’est le plus beau livre sur Guston (malgré la qualité pitoyable des rares illustrations) et un des plus beaux livres sur la peinture tout court. Ross Feld y mêle anecdotes et souvenirs, lettres reçues de Guston (la correspondance des deux homme est magnifiquement informelle, pleine d’interpellations, de grandes résolutions, de doutes et d’humour) et analyses critiques, comme dans ce court passage (pp 34 à 36).

Ross Feld est mort d’un cancer en 2001 (selon la notice du Time Magazine), le propriétaire de Cherries(Edward R. Broida, un agent immobilier et amateur d’art de Los Angeles) a décidé de faire don de sa collection au MoMA en 2003 alors qu’il combattait la même maladie, dont il décédera en avril 2005.