30/07/2015
Bléchasses et essures
La peinture a connu deux «blessures narcissiques» au cours du 19e et du 20e siècle. La premièe en date est l'invention de la photographie et la seconde la découverte du «ready made». A y regarder de plus près, ces blessures qui ont l'air facilement datables (1839 et 1914) sont plutôt de vieilles cicatrices purulantes qui font boîter la peinture depuis toujours.
Il est capital, pour comprendre où en est la peinture aujourd'hui, de voir que la photographie et le ready made ne sont pas des accidents dans son histoire mais les deux échasses, enfin sculptées dans leur moindre détail, sur lesquelles elle avance.
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25/06/2014
Qu'est-ce qu'un livre?
Texte paru dans le Revue DOVBLE V #7, 2014-2015, Qu'est-ce qu'un livre?
Pour couper court à toute digression sur les joies de la lecture, je reformule immédiatement la question: qu'est-ce qu'un livre lorsqu'il n'est pas lu? Cette question simple provoque un craquement sonore comme l'arbre qui tombe dans une forêt où il n'y a personne pour l'entendre. Elle résonne d'autant plus ici, à Bâle, où se tient ces jours (18-21 juin 2014) le salon du livre I never read [Je ne lis jamais], et en écho à l'importante exposition Codex qui vient de s'achever à San Fransisco. Elle tire sa sève d'un mot de Cocteau qui a servi de base à la recherche: «Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être là.» Provocation du poète opiomane? Peut-être. Vocalise en tout cas, lu-lla-by, langue des oiseaux, humour du son.
Peut-on délimiter encore la question en remarquant que pour lire un livre il faut l'ouvrir et qu'on ne s'intéressera donc ici qu'au livre fermé? C'est assez tentant de glisser la réflexion comme un marque-page ou un billet de mille gagné au loto dans le pli du livre. Mais suffit-il d'ouvrir un livre pour clore le débat? Ou de le refermer pour laisser la question ouverte?
Livre non lu fermé
Regardez autour de vous. Des livres fermés. Partout, tout le temps. Sur l'étagère, sur la table du salon, empilés ou alignés. Dans les librairies, les bibliothèques, les journaux. Du livre fermé, on n'en parle que pour s'en plaindre: c'est un cauchemar à transporter, ça prend la poussière, on ne sait plus où les mettre ni comment les classer. En plus, ça ne vaut souvent presque rien. Ceux qui avouent les jeter (comme Godard à Pivot en 1993) sont considérés comme des monstres ou des héros. Le livre fermé a un poids; il représente le poids de la matière, du commerce, de la sueur. Dieter Roth compare ses livres (ceux dont il est l'auteur) à des tables qu'il a fabriquées(1). Le livre est un objet, un corps, un simple volume, qui pourra être utilisé comme planche à découper, comme cale à armoire, comme escabeau, ou, par accumulation, comme efficace isolation phonique et calorique. En tenant compte de la typographie qui les recouvre de plus en plus depuis environ un siècle, les livres non lus fermés deviennent une stèle, une pierre tombale où se lisent les qualités et les mérites de leur propriétaire. On en fait des cairns sur la table basse du salon, on les expose de manière ostentatoire sur les murs où ils deviennent un marqueur social.
Livre non lu ouvert
Mais ce n'est finalement pas si simple, car le livre fermé ne serait rien s'il n'était pas au moins potentiellement ouvrable(2), et le livre une fois ouvert, rien ne dit qu'il change pour autant de statut, passant de simplement là à lu. Les livres de la sélection de Zivo sont reproduits ouverts dans les pages précédentes. Lors de leur présentation dans le cadre du projet Unica-La table au livre, ils sont manipulés, feuilletés, discutés(3). Mais sont-ils lus? Ils sont dans la grande majorité constitués d'images. Ce sont des livres muets; la tradition les charrie avec elle depuis l'origine. Le Mutus Liber (livre muet) est un livre alchimique du XVIIe siècle, mais il en existe d'innombrables variantes: livres constitués d'images, de rébus, de charades visuelles, ils restent totalement inaccessibles au non-initié. Il ne suffit pas d'ouvrir le livre pour lire, il faut ouvrir le code, et seules les flammes de la purification et de l'initiation permettent, selon les rites alchimiques, cette ouverture. C'est une expérience que tout le monde fait en ouvrant un livre dans une langue ou une écriture qu'il ne connaît pas. Et d'autant plus lorsque le livre ouvre sur un espace où l'on ne distingue même plus où et comment il y aurait à y lire, ou à y décrypter des images (dans l'extrême, le livre ouvert non lu sert de boîte de rangement, de housse d'ordinateur portable). La lecture n'est qu'une partie du processus d'ouverture: c'est comme peler un oignon, on n'en a jamais fini. Le livre est toujours à ouvrir.
Ouvrable/lisible
On pourrait penser a priori (mais nous n'en sommes déjà plus là) que le temps du livre se divise en deux parts très inégales: un temps de latence (ou d'attente – que quelqu'un veuille bien l'ouvrir et le lire) et un temps d'actualisation (ou de performance – lorsque le sens qu'il porte sur ses pages est offert et transfusé dans l'esprit d'un lecteur). Mais cette division des temps du livre (entre silence et performance) ne se calque pas sur la partition lecture/non-lecture, ni sur celle ouvert/fermé. Le livre parle (le terme est peut-être un peu fort: contentons-nous déjà de «le livre performe») même lorsqu'il n'est pas lu. Nicolas Tardy dresse dans les pages suivantes un inventaire des usages du livre non lu qui peut tenir lieu de programme en proposant toutes les variantes. Dans tous les cas inventoriés le livre n'est pas lu, rarement ouvert, mais dans tous les cas aussi la proposition n'aurait que peu de sens si l'objet utilisé était autre chose qu'un livre. Il faut que ce soit un livre pour que ça marche, mais il n'est pas nécessaire que ce livre soit lu, ni même ouvert. Y aurait-il donc une permanence du livre au-delà de son usage habituel (mais imprégnée par ce dernier)? Et en quoi consiste-t-elle? Les contributions de 20 auteurs et artistes dessinent six hypothèses d'une performance du livre non lu.
Six hypothèses
La première: le livre subsiste en tant que ruine. Débris, traces, déchets, pages arrachées, rebuts. Sarah Hildebrand photographie des livres dans des terrains vagues, Didier Lambert repère sur l'asphalte une page trempée par la pluie, Stoja Vukovic fossilise le livre quant à Flynn Maria Bergmann, il se charge lui-même de faire du livre une ruine à coup de carabine. — Pour une archéologie du livre.
Deuxième hypothèse: le livre persiste en tant qu'enseigne. Se faire photographier en lisant un livre, constante de la fabrication des idoles contemporaines rejouée par Cindy Sherman, brandir un livre comme signe de ralliement politique ou religieux, ou en jouer comme les bibliothécaires du blog Corpus libris. Flynn Maria Bergmann utilise le livre comme bombe humaine, Fabienne Radi crée un hybride à partir d'un classique de l'édition française et le message publicitaire d'un industriel américain, Jérôme Meizoz se confronte à un petit livre rouge trouvé aux puces, tandis que Claude Augsburger utilise à la fois comme support et comme descriptif auto-référentiel. Le livre ne contient pas le message, il est le message. — Pour une médiologie du livre.
Troisième hypothèse, peut-être la plus ironique: le livre est permanent en tant que masse. En 1970, Dennis Oppenheim testait sa capacité à faire écran aux rayons solaires. Jacques Jouet en explore les possibilités face à l'invasion de nuisibles, les décorateurs d'intérieur et les designers en imaginent de nouveaux usages, Ivan Farron en inventorie les inconforts lorsqu'on vit entre deux lieux, deux bibliothèques. La bibliothèque: un véritable problème d'espace! Hubert Renard le règle en jouant sur les échelles, Christian Pellet raconte comment l'urbanisme s'en mêle à Berlin. —Pour une statique du livre.
Quatrième hypothèse: le livre subsiste en tant que lieu du pli. Notre besoin de feuilleter n'est peut-être pas impossible à rassasier, celui de se confronter à la dyade ouvert/fermé n'a lui pas de cesse. John Baldessari l'inscrivait en 1967 en noir sur une toile blanche: «a two dimensional / surface without any/ articulation is a / dead experience» [Un espace bi-dimensionnel sans articulation est une expérience de mort]. Le livre ouvert est proverbial, le livre fermé alchimique. Christian Jelk et Jean-François Reymond en travaillent la pâte en droite ligne depuis Mallarmé dont la page centrale du Coup de dé et son pli étaient au cœur de son utopie d'un nouveau rituel du livre. Nicolas Perrodin semble vouloir multiplier nos visions du pli à l'infini, Alexandre Loye plie la surface de la toile, et Silvana Solivella et l'atelier Oï créent des éventails qui déploient le pli dans l'espace. — Pour une plastique du livre.
Cinquième hypothèse: le livre persiste comme palais de la mémoire. Il est porteur d'une odeur qui déclenche les souvenirs, de couleurs, d'une texture qui ravivent une image du passé; le livre comme phéromone, comme mnémotechnique. La bibliothèque toute entière peut se lire comme une accumulation de strates temporelles (perturbées lorsque le classement est réorganisé suite à un déménagement ou à une bonne résolution de premier de l'an) que l'on peut parcourir sans ouvrir les livres à nouveau, juste en passant en revue leurs dos. Le livre convoque les esprits par sa seule présence médiumnique. Ariane Gay modèle dans l'argile un livre-mémorial dédié à sa mère, Boutheyna Bouslama utilise des livres retrouvés pour nouer un dialogue avec ses parents, Marguerite Dewandel fait surgir autour d'eux des sociétés secrètes imaginaires, et Silvana Solivella remonte en enfance. — Pour une hantologie du livre.
Sixième hypothèse, qui circule dans toutes les autres et en alimente l'efficacité: la permanence du livre en tant que fantasme. Un fantasme puissant qui génère l'excitation de milliers de visiteurs du blog bookporn où se publient chaque jour de nouvelles images de livres offerts non pas à la lecture mais à la fascination. Voir des livres en rêve n'est pas exceptionnel: Alexandre Loye mentionne un tel épisode(4), Marcel Miracle en ramène des couvertures d'un magazine potentiel. Le fantasme du livre est à l'origine de vocations d'écrivains comme le raconte le texte d'Alexandre Friederich, et fait l'objet de livres au carré(5). Quelques artistes, comme Sylvie Sauvageon ou Damien De Lepeleire transforment les pages du livre en image de page. — Pour une manie du livre.
Inouvrable/illisible
Paul Chan pose en 2011 la question: Wht is a book? [k'est-ce qu'un livre?], un livre qui n'existe que sous forme numérique (créé à partir d'un original physique unique) et que je n'ai pas pu télécharger faute de mise à jour de mon environnement informatique. Je n'ai pu en voir que la couverture exposée dans une vitrine. Un extrait des pages intérieures était présenté sur un Ibook celé sous la même vitrine. Livre fermé par excellence, non lu parce qu'inaccessible (pour moi) et constitué de texte et d'images superposés qui rendent selon les descriptifs et les commentaires de lecteurs les pages illisibles, Wht is a book? fait atterrir la question sur une angoisse: si le livre non lu est illisible, il n'est qu'un piège pour somnambule, si le Mutus Liber reste muet, il est une boîte vide effrayante hantée par les fantômes d'un sens devenu inaccessible, une ruine, un temple vide(6). Il faut peut-être admettre que le livre n'existe pas en tant que tel(7): il n'y a pas de livre, il n'y a que des preuves du livre(8).
NOTES
(1)«Ich habe dieses Bücher gemacht, wie man einen Tisch macht.
Ich habe sie nicht einfach vollgeschrieben, sondern ich habe sie gemacht.» (D. R.)
(2) De même que les cormes de Moïse sont le signe de la lumière divine sur sa tête, les cormes du livre sont le signe du livre ouvert dans le livre fermé. (B.R.)
(3) «Tu as vu? —Quoi? — Mais c'est génial! Gé-ni-al! Regarde: à chaque page il y a un cercle au même endroit. 2000 pages quand même. — Ah oui?… Woaah, c'est génial.» (Une linguiste et une professeure de littérature, I Never Read, Bâle, 18 juin 2014).
(4) Un livre vu en rêve, posé à la verticale au milieu d’autres sur un stand dans un salon. J’en parle à S. qui de son côté l’a aussi remarqué. Ce n’était pas l’auteur ni le sujet qui nous retenaient, seulement sa présence, le volume, le format et la qualité du titre, simple typo bleue sur un papier bleu plus clair. Nous étions admiratifs en même temps qu’un peu jaloux. (A. L.)
(5) Après les livres sur les livres, il se passionna pour les livres sur les livres sur les livres. Il était délicieusement torturé par l'idée que sous les couvertures des livres catalogués sous ses yeux se trouvaient des catalogues de livres. Il avait même eu le projet d'un Livre sur les livres sur les livres disparus, qui aurait contenu un chapitre sur les livres sur les livres sur les livres disparus. (B.R.)
(6) En parallèle de son activité dans le livre numérique, Paul Chan détruit des centaines de livres réels (1005 pour être exact) pour son projet Volumes—inncompleteset. Activité extrêmement plaisante, selon les mots de l'artiste, et qui «satisfait son désir de travailler avec quelque chose de physique». Des 1005 volumes démantelés ne subsistent que les couvertures cartonnées, ouvertes, écartelées, écrasées, pour donner à voir leur devant, leur arrière et leur dos utilisés comme support de peintures minimales. Cette complexe activité autour du livre, digitalement illisible, physiquement démantelé, peut se lire comme une recherche du livre absolu, d'un livre qui ne serait pas simplement là (il ne l'est plus), mais qui serait ab aeterno.
(7) «Le livre qu’a voulu Mallarmé, il n’est pas parvenu à l’écrire, et il n’en a laissé que des bribes que le hasard a sauvées du désastre, ce qui est finalement conforme à sa nature de coup de dés: un tel livre impose son existence sur le mode de la suggestion, de telle manière que celle-ci reste pour toujours à venir, ce qui serait au fond le propre de tout livre, que celui-ci soit le Traité de la nature dont Héraclite avait déposé le manuscrit sur l‘autel d’Artémis ou l’Apologie de la religion chrétienne que Pascal n’est pas parvenu à terminer.» Qu’est-ce qu'un livre?, Pierre Macherey, De l'incidence éditeur, 2014
(8) Lorsque le contenu de tous les livres existants sera transfusé dans le nuage informatique, lorsque la Bibliothèque de Babel sera complétée en ligne (je suis moi-même l'«auteur» du 31 635e volume de la bibliothèque, intitulé FPTDLMAEB PGY SSNBE VAF SNL PCFBFGI, sur le site http://dicelog.com/babel), les livres réels ne seront plus que de pâles miroirs d'un livre total, impalpable, immortel, infini et disponible aussi longtemps que nous fabriquerons de l'électricité. Ils seront les fétiches, les statuettes, les représentations imparfaites d'une divinité invisible. Le livre infini aura mangé les livres qui sont là.
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