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24/07/2006

Les chopines abandonnées



Sur le panneau des «Deux Vénitiennes», il ne reste donc de Bethsabée que ses chaussures. Ce sont des chopines rouges, laissant apparaître les doigts de pied, pourvues d'une semelle de bois, épaisse ici de peut-être 15 à 20 centimètres. Les chopines les plus hautes qui nous soient parvenues se trouvent, comme la peinture de Carpaccio, au Musée Correr à Venise:



Edouard Dor décrit ces chaussures de la manière suivante (p. 28): «Un peu plus loin, une paire de chaussures usées, sortes de cothurnes, semble abandonnée par sa propriétaire. Elles ont été laissées là, n'importe comment, la chaussure gauche à droite et la droite à gauche.»

Quatre interprétations intéressantes:
-Les chaussures sont usées
-Ce sont des sortes de cothurnes
-Elles semblent abandonnées
-Elles sont inversées
Peut-être.
Ou alors ce sont des chopines qui viennent d'être ôtées un peu précipitamment.

L'interprétation de Dor marque ici encore son goût pour le mystère, le masque et la métaphysique.
Les cothurnes sont des chaussures grecques (alors que les chopines seraient plutôt d'influence chinoise), elles sont montantes et elles ne se distinguent pas par leurs hautes semelles mais par leurs lanières lacées par-devant. Par contre, la version à semelle de bois très épaisse existait, mais était uniquement portée par les acteurs, tragiques en particulier. D'où les expressions chausser, mettre ou prendre le cothurne: composer, jouer des tragédies; adopter le ton de la tragédie. (Chausser le cothurne s'utilise aussi ironiquement au sens de «enfler son style, utiliser un style pompeux».)
Cette statuette en terre cuite de Hiéron représente un acteur (dans le rôle comique de Maccus) chaussé de ses cothurnes.



Les chopines, spécialité typiquement vénitienne, ont été portées au XVème et au XVIème siècle surtout, par les courtisanes et repésentantes de la noblesse. Elles sont des symboles de puissance matérielle si elles sont cachées, et de disponibilité sexuelle si elles sont montrées (en particulier si elles sont rouges, comme dans la peinture de Carpaccio). La gravure ci-dessous montre une prostituée de bas étage, une puttana qui soulève sa jupe pour montrer ses chopines en entier, indiquant ainsi sa disponibilité.



Cothurnes ou chopines? Chaussures de tragédie ou chaussures de boudoir? Chaussures d'histrion ou de Vénus? Chaussures d'acteur ou de puttana? La question n'est pas sans importance, surtout si en plus elles sont inversées…

«On distingue les sexes aux pieds», dit Flaubert qui s'y connaissait. Et on reconnait les pieds aux chaussures, évidemment.


A propos de pieds et de Flaubert, voir une étude de Florence Emptaz.
Sur les chopines en particulier, voir essay on chopines.

21/07/2006

Le «panneau des dames» / une femme oubliée



Un morceau de bois, préparé, lissé, poli, enduit d'une colle et peint, s'appelle communément un panneau. Edouard Dor parle du «panneau des hommes» pour la peinture de Malibu (Chasse sur la lagune), et du «panneau des dames» pour celle du Musée Correr de Venise qui le préoccupe.
Ce «panneau des dames» le préoccupe tant qu'il il tombe dedans. Sa fascination pour «la magistrale et subtile représentation par Carpaccio du profond ennui qui se dégage de ces deux Vénitiennes» l'aveugle, comme nous l'avons vu, sur le sujet des «Deux Vénitiennes». Elle l'aveugle et en même temps lui fait monter toute une scénographie, ajoutant par ci, tronquant par là, pour déployer son interprétation.

Cadrage

Sa stratégie est la suivante: puisqu'il faut que ces dames s'ennuient, il fait le vide autour d'elles.
Le panneau de Malibu lui pose problème: il est très habité — même si c'est «au loin» dans un vaste paysage — et plein de bruit et de fureur, c'est une scène de chasse. Que fait-il? Il décide que l'hypothèse la plus probable concernant l'articulation des deux panneaux est qu'ils «n'ont rien à voir l'un avec l'autre». Plus loin il se demande si «la logique de l'emboîtage (c'est lui qui souligne) de ces deux panneaux a vraiment une grande importance.»
Les deux panneaux manquants, à gauche sont moins problématiques, parce que manquants justement et qu'il peut en faire ce qu'il veut. Il décide donc qu'ils sont vides.
Reste ainsi, isolé, le «panneau des dames», plan serré sur une terrasse qu' il décrit: «lieu fermé, une espèce de prison dont les balustres seraient les barreaux. Espace clos, d'une froideur de marbre.»: autant dire un tombeau. Dans lequel Carpaccio donnerait à voir une «représentation du cycle d'une vie humaine, de la gestation à la mort». Il précise: «Ce cycle raccourci d'une vie représenté par Carpaccio se trouve comme enfermé (c'est lui encore qui souligne) sur terrasse tronquée, (…) plongeant sur le néant.» Une vie entière dans le tombeau.

Déclic

La vision de la vie comme cycle de la naissance à la mort est intrinsèquement liée à la vision de la peinture comme instantané photographique. Or il n'y a pas d'instantané en peinture, parce qu'il n'y a pas de temporalité. Pas d'avant et d'après en peinture. Ici, Dor imagine régulièrement ce qui s'est passé juste avant: comment le chien a posé sa patte sur la lettre, si elle est tombée là à la faveur d'un coup de vent ou parce qu'une des femmes l'a jetée à terre, etc. Il présente le «panneau des dames» comme un instantané pris sur une terrasse de Venise un soir de 1495.
Cette notion d'un instant fragile, mais qui est aussi un instant parmi d'autres, sert de déclic à la rêverie: deux femmes se sont assises là un moment, attendant quelque chose, et se sont ennuyées. Un moment dans le cycle, dans l'éternel recommencement du même, un moment suspendu, qui se répète à l'infini, sur une terrasse-tombeau vue comme «la scène du spectacle de la vie (…) plongeant sur le néant.»
Il peut alors noter (au paragraphe suivant) : «Qu'importe alors ce que sont réellement ces deux femmes (…)». Avec, en écho, le chapitre sur l'ennui comme accès à une révélation existentielle, «chemin vers la réalité de notre être»: la mort. Je note en passant la récurrence des mots réellement et réalité: qu'importe ce que sont réellement ces femmes (putes ou bourgeoises), puisque la seule réalité, c'est la mort.

Le mur

Que dit Dor des femmes en parlant des deux Vénitiennes qu'il observe sur le tableau? Elles sont enfermées (par les hommes), elle s'ennuient (pendant que les hommes sont à la chasse), cet ennui «métaphysique» fait qu'elles ne sont «pas là», elles sont de l'«autre côté», «vers la mort», leur ennui fait d'elles des « expressions de la mort», figures du philosophe, de la prêtresse, de la pythie, pendant que les hommes s'agitent dans la banalité de la «vie».
Dor relève la présence des hommes à travers différents éléments de la peinture: le jeune garçon, la lettre probablement envoyée par un homme, et, sur le panneau de Malibu, les chasseurs. Selon lui, ces éléments «symbolisent l'irruption de la vie»; il note qu'ils sont en mouvement, qu'ils sont à l'extérieur (les chasseurs) ou qu'ils viennent de l'extérieur (la lettre) ou qu'ils sont en train de pénétrer à l'intérieur de l'enceinte que constitue la terrasse et sa balustrade où sont assises les deux femmes (le garçon), que ce sont eux qui «créent la dramaturgie». Mais ils «bute[nt] sur le mur de l'irrépressible ennui exprimé par les deux Vénitiennes».
Il observe même, très finement, un mouvement de pénétration vertical du haut vers le bas (du «panneau des hommes» vers le «panneau des femmes» indiqué par l'index du garçon vers la lettre, et un mouvement vertical de bas en haut, figuré par le vase du «panneau des femmes» d'où sort la fleur de lys qui pénètre le «panneau des hommes». Que fait Dor de ce mouvement de va-et-vient, hautement érotique évidemment? il constate, ou plutôt il croit constater, que les femmes «ont décidé de n'y attacher aucune importance»! et que «leurs pensées les ont conduites ailleurs».
En d'autres mots: ces pythies sont frigides!

Le ressentiment

C'est ainsi que la description du «panneau des femmes» révèle un discours sur «les femmes» ou «La Femme» tout-à-fait étrange, que l'on comprend mieux lorsqu'on connaît le véritable sujet de la peinture de Carpaccio et que l'on sait que toute l'interprétation de Dor (et de ses prédécesseurs, semble-t-il) repose sur l'éviction d'une femme. Une femme oubliée, impensée, qui n'est rien moins que le sujet de la peinture (même si elle absente): Bethsabée. Et quelle femme en plus! Epouse de David, mère de Salomon, veuve d'Urie, elle entre dans la généalogie du Christ, image de l'Eglise, figure de l'«Épouse Royale», de l'âme vouée à l'Amour Eternel, et j'en passe, les interprétations sont nombreuses et belles.

Une femme évincée, et La Femme encensée. Mouvement un. La Femme encensée, le petit garçon incapable. Mouvement deux. Le petit garçon incapable, le petit garçon fâché. Mouvement trois. Méchante La Femme, méchantes les femmes: idoles froides et rigides (c'est ainsi qu'est décrite la jeune fille au collier de perle), dépositaires d'un savoir sur la mort qui fascine et qui les rend «plus capable que les hommes», putes ou bourgeoises, c'est la même chose: la matrice est «d'une froideur de marbre», un tombeau dont on sort pour y retourner au bout du cycle «absurde de notre vie», un tombeau insensible, absent, qui s'ennuie, qui ne jouit pas, quand bien même on le pénètre, comme le petit garçon apportant sa lettre, suprêmement dédaigné.