Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

04/02/2007

Lecture

Un appel à contribution émis par la revue Figures de l'art m'a semblé poser des questions particulièrement intéressantes. Le voici:

« Dans la préface à la deuxième édition de La Gaya Scienza, Nietzsche pressent la venue d’un art « göttlich unbehelligt ». Pierre Klossowski traduit joliment l’expression par « divinement désinvolte ». Nonobstant, si le mélomane du Cas Wagner goûte sans réserve la limpidezza populaire de la Carmen de Bizet ou la merveilleuse parrhesia des opérettes d’Offenbach, il ignore le paganisme joyeux et intempestif de la palette impressionniste ; comme s’il pressentait qu’elle allait servir de base de lancement au Grand Récit moderniste de Malevitch et Greenberg, dont la téléologie formaliste, suprématiste et subliminale trahit l’idéal ascétique, en prolongeant de quelques décennies le stade romantico-chrétien de L’Esthétique hégélienne.

En rouvrant la boîte de Pandore du pluralisme et du mélange des genres, l’art postmoderne, qui s’est fait jour dans les années mille neuf cent soixante avec les guerres de décolonisation, la mondialisation de la culture capitaliste et la ritournelle hégélienne de la fin de l’histoire (de l’art) en toile de fond, a provoqué le retour des quolibets, que Platon adressait aux artistes de la cité démocratique et bigarrée de Périclès, et que Hegel a regroupés en quatre catégories pour désigner l’art d’après la fin de (l’histoire de) l’art : 1°) futile, 2°) décoratif, 3°) bouffon, 4°) ironique ; et celui du concept nietzschéen de (divinement) désinvolte.

Ce concept de désinvolture, dont l’étymologie italienne et espagnole souligne la nature éminemment plastique, me semble le plus à même aujourd’hui de rendre compte d’une création artistique, balançant entre le désinvolte ludique, frivole, désenchanté ou cynique de productions qui (dis)paraissent au rythme des images-flux d’une culture consumériste, et le désinvolte joyeux, malicieux et tragique de «l’art qui cache l’art», dont Nietzsche trouve le modèle dans la peinture faussement naïve de Raphaël. Plus précisément, c’est à la «sprezzata desinvoltura» du parfait courtisan de Castiglione, que Nietzsche emprunte son concept de «göttlich unbehelligte» ; un concept que le philosophe artiste liera les années suivantes à ceux d’intempestif, de volonté de puissance et d’éternel retour. En quels sens peut-on dire que l’artiste est un courtisan désinvolte? En quels sens peut-on dire que la valeur d’une œuvre d’art se mesure à la désinvolture dont elle fait preuve en (ne) se montrant (pas) affectée par les prix qu’elle reçoit? C’est à ces questions que se propose de répondre le n°14 de Figures de l’art.
»  

 

Quant à moi, je vais passer mon dimanche à lire un cours de Jean-Pierre Lalloz datant de 2003 sur cette question de la désinvolture, cours entièrement disponible en ligne, mais assez difficile à trouver. (j'ai mis une demie-heure à repérer le nom de l'auteur et à remettre les pages du cours dans l'ordre).  Voici des liens:

Cours du 11 avril 03.  La notion de désinvolture (1)
Cours du 2 mai 03. (2) : désinvolture et réflexion
Cours du 9 mai 03.  (3) : responsabilité et vérité
Cours du 16 mai 03.  (4) : son éthique
Cours du 23 mai 03. (5) : métaphysique et désinvolture
Cours du 30 mai 03.  (6) : la vie contre la vérité et contre le monde
Cours du 06 juin 03. (7) : eyes wide shut
Cours du 13 juin 03. Conclusion sur apprendre à vivre

J'attends vos propositions rebondissantes ( vous qui passez par ici: sz, Gardner, Rampa, Girard, Philippe(s), Nunzio, Pante, Rothe, Pellet ) sur la désinvolture de (dans, autour de [?]) la peinture contemporaine. On pourrait reprendre les débats sur Scheibitz et consort à partir de ces textes.

02/02/2007

Question

J'aimerais répondre ici à une question d'Isaac Pante, reçue par mail: «Quelle est la définition du concept «hyper-lié». Est-ce un concept fréquent en art et bien établi, ou s'agit-il d'un objet conceptuel que tu essayes de dégager par touches successives ?»

— Je ne suis pas un théoricien, mais j'aime faire, et certains s'en irritent sans doute, de l'interprétation sauvage. Je n'ai pas fait les recherches qui s'imposeraient à tout critique d'art sérieux quant à l'historique des concepts que je manipule. Il s'agit donc bien ici d'un «objet conceptuel que j'essaye de dégager par touches successives»,  formule flatteuse pour ces modestes notes.

Je suis parti, comme toujours, d'une image. Ici, ça a plutôt été une image de plus. Sur l'armoire de cuisine d'un ami, j'ai vu un enième flyer qui utilisait l'esthétique de la silhouette — figures noires sur fond blanc. Je me suis demandé pourquoi j'en voyais autant, s'il était possible de décrypter les enjeux de cette esthétique, et de comprendre comment opère l'indéniable charme de ces images.

Ce que je raconte dans mon premier texte est absolument véridique: la première chose qui me soit venue est cette phrase: «plus un dessin est infra-mince, plus il est hyper-lié.» Je n'avais aucune idée de ce que ça voulait dire, mais j'ai décidé que ce serait mon point de départ. Ici, il faut rappeler que l'«inframince» est une invention  de Duchamp Marcel:

«J'ai choisi exprès le mot mince qui est un mot humain et affectif  et non une mesure précise de laboratoire. Le bruit ou la musique faits par un pantalon de velours côtelé comme celui-ci quand on le fait bouger est lié au concept d'inframince. Le creux dans le papier entre le recto et le verso d'une fine feuille… A étudier!… C'est une catégorie dont je me suis beaucoup occupé pendant ces dix dernières années. Je pense qu'au travers de l'inframince, il est possible d'aller de la seconde à la troisième dimension.»

Ensuite, j'ai observé de plus près les dessins de silhouettes, les ombres chinoises, et les découpages, et j'ai constaté ceci: dans chaque cas, les éléments visibles du dessin sont reliés entre eux par des liens cachés, qu'on peut assimiler à des hyper-liens tels que ce blog en propose. Exemples: l'oreille du lapin est reliée à sa tête par l'articulation des phalanges de la main qui crée l'ombre, le loup est relié au buisson par la texture du papier qu'on a découpé, etc. C'est une sorte d'évidence, mais ça m'a permis de découvrir qu'un dispositif similaire est nécessaire pour créer ces différentes images, et que ce dispositif est peu ou prou celui de la projection.

Une vraie surprise a été de découvrir que la perpective opère selon le même mode; nous sommes tellement habitués à voir des images où, par exemple, un petit bâtiment semble surgir comme une excroissance d'un bâtiment plus grand — nous comprenons immédiatement que le bâtiment plus petit est en fait derrière l'autre et partiellement caché par celui-ci — qu'on ne voit plus qu'il s'agit d'une pure convention.

[Je n'ai pas abordé la question de la photographie, qui est, évidemment, une autre application du même dispositif. Je vous renvoie à Stéphane Zagdanski et à son excellent livre «La mort dans l'œil», pour cette question et son origine platonicienne.]

Une autre question que je n'ai pas abordée est la suivante: qu'est-ce qu'un dessin qui n'a pas été créé par un dispositif de projection, un dessin non hyper-lié? Et d'abord, y en a-t-il?

J'ai fait une vague allusion à  ce qui pourrait tenter de se définir ici dans mon texte sur le cut-up, et sur son lien rêvé avec l'exaltation. Je dirais aujourd'hui que le dessin non hyper-lié pourrait s'appeler dessin prophétique. Je l'entends ainsi: un dessin qui fait ce qu'il dit. Le dessin d'enfant est ici le paradigme. Zéro plus zéro égale la tête à Toto.
 

Ce n'est qu'une petite esquisse, merci à Isaac Pante pour sa question.