23/08/2010
Mode de vie
Le chantier Mode de vie
Une soirée de juillet 2008 qui réunit le comité d’art&fiction au Canard Pékinois à Lausanne est à l’origine du présent ouvrage: au cours du repas est lancé le projet Mode de vie, dont la vocation est de marquer dix ans d’activités dans la production et la diffusion de livres d’artistes [1]. Si, lors de cette soirée, la forme «encyclopédie» n’a pas encore émergé de la matière brassée par les participants, il en ressort une volonté, celle d’initier un travail collectif incluant la soixantaine d’artistes ayant à ce jour collaboré avec art&fiction. Mais d’autres artistes sont également évoqués, le désir étant d'en réunir un grand nombre autour du livre d’artiste, et autour d’une thématique, ou plutôt d’une entité lexicale, d’une expression: «mode de vie»[2].
Mais revenons huit ans en arrière avec la création, le 1er août 2000, de l’association A&F par Stéphane Fretz et Christian Pellet dans l’atelier de ce dernier. En dehors de toute institution, ils fabriquent, produisent, mettent en circulation des livres d’artistes. Attachés à la mobilité offerte par l’objet livre et à l’indépendance de leur activité, ils préfèrent à un espace d’exposition une structure d’édition. Un comité se constitue autour des deux membres fondateurs et l’association rassemble rapidement des collectionneurs, mais également un noyau grandissant d’artistes avec lesquels art&fiction collabore.
En 2005, une publication de la collection «Document» se fait le témoignage de ce réseau d’artistes gravitant autour des éditions: «La collection de Bertram Rothe» [3] est conçu à partir des archives d’un collectionneur, dans la trame desquelles se devinent des connexions existantes entre différents artistes, mettant à jour des relations interpersonnelles, intimes et artistiques, qui nourrissent les décisions du groupe. Les idées surgissent au détour d’une conversation, d’une manière que l’on qualifierait volontiers d’informelle, prenant parfois même la forme d’une boutade…
C’est ainsi trois ans (et une trentaine de livres) après «La collection de Bertram Rothe», que le noyau dur de l’association entame au Canard Pékinois une réflexion collective [4] de longue haleine, un panachage de regards rétrospectifs, introspectifs, et volontiers altérables. À la rentrée 2008 ont lieu successivement sept longues séances de discussion impliquant les différents membres du comité: Stéphane Fretz, Céline Masson (par la suite remplacée par Jerôme Stettler), Philippe Fretz, Alexandre Loye, Christian Pellet, Claudius Weber et Pascale Favre reçoivent, tour à tour dans leur atelier, l’ensemble du groupe pour tenter de délimiter le projet Mode de vie [5] en parlant de leurs cheminements d’artistes, d’éditeurs et d’êtres humains [6]. Le thème est vaste. On y évoque bien sûr la pratique artistique, instinctive, autonome ou orientée au gré des rencontres, un passage par une ou plusieurs écoles, puis des collaborations, des réflexions méta-artistiques, mais aussi, à côté des «excellentes pâtes au pesto», les négociations nécessaires pour assurer la subsistance matérielle, la dimension affective et familiale, les goûts, les habitudes, des inquiétudes, des surprises.
Cette série d’entrevues ouvre la voie à la 3e étape: le projet d’une Encyclopédie est lancé, et chacun se proclame responsable d’une des six catégories [7] Artères, Rubato, Fiction, Autre chose, Outillage, Un creux (plus tard, une septième catégorie est ajoutée, le Diable). C’est alors qu’est créée une première liste de mots: «150 mots concernant le monde», récoltés par un brainstorming. Sur la base de cette liste ainsi que de textes et de dessins [8]de chaque responsable de catégorie, est conçu un petit livret [9], envoyé à 150 artistes en guise d’invitation à participer, par la contribution d’un livre d’artiste unique, au projet Mode de vie.
Cet envoi, effectué au mois de novembre 2009, fixe un premier délai à février 2010. Les contributions commencent à arriver – au compte-goutte – et le délai recule de jour en jour. Juillet 2010: le dernier ouvrage intègre la bibliothèque Mode de vie [10], pour un total de 115 livres d’artistes, uniques, recensé par une cote [11], faisant chacun l’objet d’une fiche de lecture de la main du responsable de la catégorie à laquelle il aura été attribué. Un autre travail s’opère sur l’ensemble des contributions, la constitution de deux index, l’un répertoriant la totalité des «objets du quotidien» figurés par le texte ou l’image, le second recensant les «sujets Mode de vie», sur la base de la liste de mots d’abord établie, puis enrichie selon les contributions. Ces activités sont facilitées par Philippe Weissbrodt, qui met en ligne la Base de données Mode de vie, permettant aux rédacteurs d’y ajouter des contenus au fur et à mesure de leur élaboration.
Entre l’envoi des invitations et l’intégration du dernier livre d’artiste à la Bibliothèque, le bureau d’ art&fiction est un vrai cheval de labour: réunions hebdomadaires de plusieurs heures, rédaction des articles, centralisation des données concernant les auteurs et les livres, constitution et mise au point des index [12], élaboration des planches et des éléments visuels. Entre janvier et mai 2010, art&fiction propose une première étape à son projet Mode de vie avec l’exposition «Mode de vie 2000-2010: un index»[13]. À cette occasion est effectué un premier recensement des «objets du quotidien» sur la base des publications passées. La «conférence de presque» [14] qui inaugure l’exposition est le lieu d’une présentation personnalisée de chacune des catégories et d’une présentation interactive du projet Mode de vie.
Août 2010: on ne chôme pas dans le bureau d’art&fiction: la Base de donnée nécessite une rigoureuse mise en ordre. D'homériques séances de prise de vue des livres sont mises sur pied où Philippe Weissbrodt déploie des technologies innovantes incluant l'utilisation d'un sèche-cheveux [15], Roger Emmenegger attaque la photolithographie, et une escouade de correcteurs passe les textes et les index au peigne fin. Et même si un coup d’aspirateur serait le bienvenu, il y a toujours du café, et la Bibliothèque est complète [16]. AR
Le mode de vie du chantier
La Bibliothèque est complète, ou plus exactement elle a été déclarée inachevée, puisqu'inachevable. Le livre qui s'ouvre sur cette double introduction documente la donquichottesque entreprise de son inachèvement. Il est composé de trois parties, articulées entres elles par un réseau de renvois et références: un catalogue (celui des 115 livres de la Bibliothèque), une encyclopédie (à savoir un corpus de commentaires sur lesdits livres) et un ensemble d'index. Il faut remarquer qu'aucun des ces trois éléments ne constitue un livre à proprement parler, ni séparément ni ensemble, ils sont du domaine de ce que Derrida appelle le Parergon [17], ou Jabès les Marges [18]: ce qui est autour du livre. Les seuls livres dont on puisse trouver la trace (du moins supposément) sont les 115 ici catalogués, commentés et indexés, et ce livre, celui qui s'ouvre ici et qui n'en est pas un, est construit autour d'eux, absents.
On doit alors se demander quel est le moteur (le mode de vie?) d'un livre qui n'en est pas un, construit autour des 115 livres absents d'une bibliothèque inachevée. Il nous semble qu'il faut ici déplacer l'attention du livre (en tant qu'objet) vers l'édition (comme projet). Car la bibliothèque et l'encyclopédie Mode de vie mettent en jeu différents aspects de l'édition en général et particulièrement de l'édition d'artistes (sous-titre qu'art&fiction a adopté dès 2007), à savoir la politique éditoriale, la pulsion éditoriale et la fiction éditoriale.
Ces trois aspects, inextricablement mêlés, qui sont peut-être au centre de tout projet de livre d'artiste, trouvent leur source en dehors et en amont de son champ d'action. La politique éditoriale de Mode de vie est celle de la micro-édition, cherchant une place aux frontières du squelette noir du marché du livre, politique qu'on trouvera aussi à la naissance d'une micro-bibliothèque, proche parente et source d'inspiration certaine de la bibliothèque Mode de vie, à savoir La Bristol Art Library (TBAL) initiée par l'artiste anglaise Annabel Other [19]. L'autre versant de cette politique est l'autopublication, soucieuse quant à elle est de son indépendance du cadre institutionnel, qui est le mode de fonctionnement de quantité de revues et zines d'artistes, mais aussi de projets littéraires tels que celle de la publication de Paradis, que Philippe Sollers, écrivain et éditeur, commente ainsi dans un entretien repris sur le blog des éditions art&fiction depuis 2006: « S’il n’y avait pas eu maîtrise du moyen de production d’impression, si tout n’avait pas été mis en œuvre pour une auto-publication permanente, ce livre n’aurait jamais vu le jour. Premièrement, on peut se demander s’il aurait été écrit et deuxièmement s’il aurait été publié. Ma réponse est non.[20]. La réponse serait la même pour ce livre.
La pulsion éditoriale prend ici la forme de la pulsion encyclopédique, elle-même une version à peine élaborée du vertige de la liste. Cette pulsion encyclopédique qui est à l'œuvre dans un grand nombre de livres d'artistes (y compris dans la Bibliothèque Mode de vie), l'est aussi dans des livres présents sur la table de chevet des éditeurs au moment de l'élaboration du présent ouvrage, tels que Topographie anecdotée du hasard de Daniel Spoerri [21], une encyclopédie cartographique d'un coin de table, où la moindre miette, chaque bout de papier, chaque ustensile sont inventoriés et décrits avec précision, ou Pièces importantes et effets personnels de la collection Lenore Doolan et Harold Morris, comprenant livres, prêt-à-porter et bijoux, de Leanne Shapton [22], qui liste les possessions d'un couple qui se sépare à l'occasion de leur mise en vente aux enchères. Le projet encyclopédique est dans ce dernier cas contaminé par la fiction, puisque si la liste est réelle, le couple lui est fictif. La fiction encyclopédique travaille également un livre qui peut être cité ici et qui est introduit par la phrase «tout ce qui suit doit être considéré comme dit par un personnage de roman», il s'agit de Roland Barthes par Roland Barthes [23], autobiographie sous forme de fragments classés par ordre alphabétique, et qui ressemblent à des définitions lexicales.
On peut ainsi se faire une idée de la fiction éditoriale qui est au cœur de ce livre, qui fait semblant de n'en pas être un, qui se croit seul au monde tout en étant gros de 115 autres livres, qui est comme la cartographie d'un coin de table ou sept personnes on bu, mangé et eu de longues conversations, comme une collection de fragments autobiographiques, comme une liste d'objets investis du souvenir d'une histoire d'amour et… à vendre au plus offrant, cette fiction qui hante tout éditeur: son livre ultime, son chef-d'œuvre, c'est son catalogue [24]. PL
[1] article Livre d’artiste
[2] article Mode de vie
[3] Collectif, La collection de Bertram Rothe, Lausanne art&fiction 2005, collection Document.
[4] article Collectif, travail en
[5] Première esquisse du livre, dessin d'Alexandre Loye,
[6] MDV106 « cahier Mode de vie »
[7] article Catégories
[8] Catégorie artères, dessin de Christian Pellet
[9] art&fiction, Mode de vie, cahier de présentation envoyé aux artistes invités, Lausanne, art&fiction, 2009
[10] biographie Christian Pellet
[11] article Numérotation
[12] article Indexation
[13] MODE DE VIE, UN INDEX. Vue de l'exposition, Bibliothèque cantonale universitaire, Palais de Rumine, Lausanne
[14] La conférence de presque, 18 février 2010.
[15] Séance de photographie, août 2010
[16] La Bibliothèque MDV, dessin de Claudius Weber
[17] Jacques Derrida, La Vérité en peinture , Paris, Flammarion, 1978
[18] Edmond Jabès, Le Livre des Marges, Paris, Hachette, le Livre de poche, 1987
[19] The Bristol Art Library, créée en 1998 en réaction à la fermeture d'une bibliothèque de la ville et dont le catalogue compte 200 livres uniques, tient dans une petite boîte transportée de ville en ville dans un vieux caddie par sa bibliothécaire en chef.
[20] Philippe Sollers, entretien avec la revue en ligne in situ !, 2006
[21] Daniel Spoerri, Topographie anecdotée du hasard (fac simile de l'original édité par la galerie Lawrence en 1962, anotations de Marcel Miracle), Paris, Editions du Centre Pompidou, 1990
[22] Leanne Shapton, Pièces importantes et effets personnels de la collection Lenore Doolan et Harold Morris, comprenant livres, prêt-à-porter et bijoux, Paris, L'Olivier, 2009
[23] Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, collection «Ecrivains de toujours».
[24] Je remercie Mme Odile Cornuz de m'avoir mis sur la piste de cette hypothèse.
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